Entre déception et nostalgie, toute la presse italienne ne parle que de ça. "Comment avons-nous pu jouer le sort d'Alitalia ?" déplore la Repubblica, le Corriere évoque "un adieu long et difficile", la Stampa rappelle "qu'après 20 ans de déficit, le changement était attendu". Le 14 octobre 2021 volera le tout dernier avion d'Alitalia, la 5ème compagnie européenne, après soixante-quinze ans d’histoire.
Elle était la compagnie des papes. Celle des rois (le dernier, Umberto II) puis des chefs d'État italiens. Celle des stars, aussi. Celle de 21 millions de passagers par an – dont beaucoup d’Italiens et de Français.
Qui remplacera Alitalia ?
Le calife à la place du calife sera la start-up ITA, pour "Italia Trasporto Aereo". Elle accueillera 2800 employés, dont un petit quart viendra de l'extérieur et d'autres compagnies aériennes, et les trois quarts viendront d'Alitalia, qui en compte actuellement 10 106. Une conséquence de la réglementation des aides d'État (et Alitalia en a reçu beaucoup) et de la Commission européenne.
Pandémie et plan d’économie obligent, leur salaire sera en moyenne 20 à 25 % inférieur au salaire précédent, pour des fonctions similaires, chez Alitalia, d'après le Corriere. La nouvelle entreprise de son côté, a déjà commencé à embaucher et a fait signer leur contrat à près de 2 000 personnes, dont des pilotes et hôtesses de l'air. En abolissant certains privilèges (comme les vols gratuits pour les employés), ITA fait ainsi le pari d'avoir, d'ici un an, une entreprise en forme, et de constater les premiers bénéfices en 2023.
Parmi ceux qu'ITA n'embauchera pas, et que le gouvernement italien s'est engagé à protéger, beaucoup de personnes resteront travailler dans les services, notamment de manutention, dont une grande partie se trouve à l'aéroport romain de Fiumicino. Enfin, la flotte d'ITA comprendra 52 appareils, soit deux fois moins qu'Alitalia, dans l'espoir d'en dépasser la centaine en 2025.
Tableaux et luxe en 1ère classe : la grande Époque
Mais il faut remonter le temps et se pencher sur les chiffres pour mieux comprendre comment sont arrivées les premières turbulences.
Le 5 mai 1947, Alitalia entre en piste pour la première fois, lorsqu'un trimoteur Fiat G12 Alcione part de Turin pour rejoindre Rome, puis Catane. À l'époque, on ne compte que 18 passagers. Les premières hôtesses n'apparaitront que trois ans plus tard. Quant au premier vol hors des frontières nationales, c’est un direct pour Oslo qui ramène chez eux 38 marins norvégiens débarqué sur les côtes italiennes.
Dans la Repubblica du 16 septembre, le commandant Adalberto Pellegrino, 87 ans et 26 000 heures de vol, revient sur une époque plus prolifique "où les hôtesses portaient des vêtements de grands créateurs et où la première classe était meublée de tableaux de peintres prestigieux". Il rappelle les voyages entrés dans l'Histoire, comme le tout premier vol d’un pape (celui de Paul VI en Terre Sainte en 1964) - Alitalia deviendra la compagnie de référence pour le Saint-Siège, accompagnant Jean-Paul II, Benoît XVI et François sur tous les continents.
Le commandant Pellegrino se remémore aussi l’avènement de la première pilote de ligne femme, Antonella Celletti, en 1989, ou les évacuations dramatiques de Beyrouth et Téhéran, volant à vue entre les bombardements.
Chronique d’une mort annoncée
C'est dans les années 70, celles de la libéralisation économique et d'une concurrence grandissante dans le ciel, que le vent tourne pour la galaxie Alitalia. En trois quarts de siècle, elle ne clôturera que trois fois en bénéfices dans les années 1990, selon la Repubblica. 13 milliards d'euros seront dépensés par les contribuables italiens pour colmater les dégâts, mais en vain.
L'État (qui dirige Alitalia de 1946 à 2008) n'a jamais réussi à la faire fonctionner. Tous ceux qui sont ensuite entrés au capital (KLM, Etihad Airways) y perdront eux aussi quelques plumes dans la décennie qui suit. De 2009 à 2018, Alitalia a perdu un million d'euros par jour en moyenne. Les employés ne sont pas en reste : au début des années 2000, Alitalia en comptait encore 22 000, soit deux fois plus qu'aujourd'hui.
Qu'elle est loin, l'année 1965, celle où la compagnie aérienne italienne était le septième transporteur mondial, loin devant Lufthansa. Aujourd'hui, le numéro un du ciel italien est Ryanair (39 millions de passagers contre 21 chez Alitalia). KLM déboursera finalement 150 millions d'euros pour se séparer d'Alitalia et sortir d'un bourbier que la crise du Covid achèvera définitivement. Au total, la compagnie transalpine a subi plus de 11 milliards d’euros de pertes entre 2000 et 2020.
Le 15 octobre sera donc le jour d'un passage de relais. Celui d'une entreprise fatiguée à sa modeste petite sœur dont les premiers billets ont déjà été achetés par 255 000 voyageurs. Parés au décollage. Car la tradition veut que l’on évite, dans ce milieu, de souhaiter bon vol...
Anne Donadini