C'est "l'Affaire" qui agite l'Inde depuis des semaines. Une dispute domestique devenue crise diplomatique avec de lourdes conséquences sur les liens entre l'Inde et les Etats-Unis. L'escalade est quasi quotidienne : arrestation et expulsion de diplomates, annulation de visites officielles, retrait des barrières protégeant l'ambassade américaine à Delhi et saccage d'un Domino's Pizza à Bombay...
... comment en est-on arrivé là ?
L'intrigue de départ est digne d'un hindi drama, ces séries télé relevées au curry dont raffolent les ménagères indiennes : une (jolie) mère de famille se dispute avec sa bonne, qu'elle soupçonne de préparer "un mauvais coup". En Inde, tout le monde finit toujours par se rabibocher. Sauf que l'histoire se passe aux Etats-Unis. Et nous voici lost in translation, en plein décalage culturel. Rappel des faits.
Le 11 décembre dernier Devyani Khobragade, vice-consule indienne à New York, est arrêtée et placée en détention. Scandale absolu vu d'ici : elle a même subi une fouille au corps. On l'accuse d'avoir menti dans la demande de visa de sa femme de maison (indienne) et de la faire travailler jusqu'à 100 heures par semaine pour 450€ par mois - et non 4.000€ pour 36 heures comme elle l'avait déclaré.
Scandale des deux côtés - pour des raisons opposées
Médias, associations et autorités américaines y voient une forme d'esclavage moderne. Rappellent que la falsification de visa est un délit fédéral. Se rangent sans réserve du côté de la "domestique exploitée", Sangeeta Richard. La vision de l'affaire depuis les Etats-Unis n'est guère plus nuancée que celle des humoristes de l'animation taïwanaise, qui font de la diplomate un avatar de la terrible déesse Kali :
L'Inde se crispe, en fait une question d'orgueil national. Les politiques dénoncent l'arrogance américaine - certains vont jusqu'à réclamer l'arrestation des partenaires des diplomates américains homosexuels, l'homosexualité étant redevenue illégale en Inde. Une grande partie de l'opinion, qui recourt à des maids payées une fraction de ce que versait la diplomate, y voit même au contraire une manoeuvre de la domestique pour obtenir une greencard.
La "morale américaine" ne s'exporte plus en Inde
S'ils voulaient un procès pour l'exemple, les Américains ont mal choisi. Devyani Khobragade n'est pas seulement photogénique : c'est une des rares diplomates "Intouchable" et à ce titre un exemple de réussite. Selon les éléments rendus publics elle ne brutalisait pas sa domestique, contrairement à de précédents émissaires indiens aux Etats-Unis qui ont eux échappé aux poursuites. Mauvais casting, donc, et mauvais timing : les élections approchent et le sentiment national est exacerbé en Inde.
Les médias indiens n'ont pas manqué de rappeler que nombre d'Américains eux-mêmes sous-payent leurs employés de maison - souvent des Mexicains en situation... illégale. Et ils se sont fait l'écho d'un autre incident diplomatique survenu quelques semaines avant l'affaire Khobragade, soulignant selon eux le "double-language" des Etats-Unis : le rapatriement (en toute immunité) d'un diplomate américain du Kenya, responsable d'un accident de la route ayant tué un père de famille.
Redéfinition des rôles : "je ne suis pas ta bonne !"
Au premier coup d'oeil, la gestion de l'affaire en Inde n'a pas été plus judicieuse. L'emballement médiatique et la surenchère politique ont surpris Washington et décontenancé une partie du corps diplomatique international présent à New Delhi. Le retrait des barrières de sécurité devant l'ambassade américaine, en particulier, alors que les Etats-Unis sont encore traumatisés par l'attaque de leur consulat de Benghazi en Libye, ont provoqué un réel malaise...
... mais aussi levé le voile sur un certain nombre d'avantages accordés sans contrepartie par l'Inde, au fil des années, aux Etats-Unis : cartes VIP pour l'ensemble de leur personnel diplomatique dans les aéroports, sécurité renforcée aux abords de l'ambassade - perturbant notamment l'accès à l'ambassade voisine... l'ambassade de France ! L'inéquité de la relation Inde-EU est apparue aux yeux de tous - en premier lieu des Indiens eux-mêmes.
Devyani Khobragade vient d'être rapatriée en Inde, mais reste passible de poursuites aux Etats-Unis. En représailles, un diplomate américain a été expulsé - celui-là même qui est soupçonné par New Delhi d'avoir aidé la femme de maison à bâtir son dossier. OEil pour oeil, "dip for dip". Les Etats-Unis, qui ont besoin d'un allié entre les deux terrains difficiles que sont le Pakistan et la Chine, se posent la question : l'Inde est-elle vraiment un partenaire de confiance dans la délicate région sud-asiatique ? La réponse de l'Inde est désormais : "partenaire, oui - mais pas domestique".
Pierre Monégier