Témoignage de reporter: le jour où j'ai traversé la Mer Égée avec des migrants

Quand on est journaliste, relater des histoires qui alimentent l'actualité fait partie de notre quotidien. Mais il y a des rencontres et des expériences qui vous marquent à jamais. En 2015, il y a trois ans jour pour jour, nos correspondants Franck Genauzeau  et Giona Messina prenaient place à bord d'une chaloupe de migrants, s'engageant alors dans une expédition vers les côtes grecques à l'issue plus qu'incertaine. Voici le récit de cette traversée dont les images, si rares jusqu'alors, ont contribué à illustrer le périlleux parcours migratoire de millions de réfugiés.  

 

Un homme scrute la mer avec de puissantes jumelles. Il trépigne. Au loin, un bateau rutilant -rouge et blanc- des gardes-côtes turcs. "Putain, ils vont nous faire rater la prochaine traversée!"

Serdar.

Dans la gargote, suspendue au dessus du pittoresque port de pêche d’Assos, il y a des Kurdes, des Afghans, des Pakistanais. C'est le point de contact entre les migrants et les passeurs.

Le passeur en chef, Serdar, est kurde, justement. Ahmet, notre traducteur, aussi. Nous engageons la conversation. Lui expliquons ce que nous souhaitons faire: accompagner un groupe de migrants dans leur traversée. Sourire incrédule. « Impossible ». Je plaisante, tente de l’amadouer. Ahmet traduit. Embellit sans doute un peu, en kurde. « Ok, mais faut payer ». Serdar est prêt à nous faire un prix d’ami. « 1000€ par tête ». « Impossible »: question de principe pour nous. Il quitte la table. « J’ai du travail ». Et sort de la paillote. Nous finissons notre limonade. 

Nous quittons les lieux, quelques minutes plus tard, par l’entrée principale. Serdar n’est pas allé très loin. Il sirote à nouveau un verre sur la terrasse attenante. Nous passons devant lui. Un signe de la tête et un sourire, nous poursuivons notre chemin. Mais sa voix, derrière nous, nous rappelle. Nous sommes invités à sa table. Limonade pour tout le monde. Il sourit, semble avoir apprécié notre toupet. Je lui explique que si nous ne partons pas avec ses hommes, nous allons « zoner » quelques jours à Assos, tenter d’apercevoir des départs, comprendre comment fonctionne le réseau… Qui sait ce que nous pourrions filmer « par mégarde »?

Il éclate de rire. « Vous êtes culottés, vous! Il y a un départ dans 5 minutes, allez chercher vos affaires ». Aussitôt, Giona et moi fonçons vers notre voiture. Je n’y crois pas encore: l'entrain soudain du passeur n'est peut-être qu'une façon de se débarrasser de nous. Nous entassons dans un sac de toile le strict nécessaire: gilets de sauvetages, batteries, petites caméras pour être discret, passeports. Les téléphones portables, un téléphone satellite. Et les pochettes étanches que nous avons achetées quelques heures plus tôt pour les protéger. Deux bouteilles d’eau également. On ne sait pas combien de temps on en sera privé.

Rendez-vous est donné sur le port. Les passeurs sont là et nous engagent à accélérer le pas. Les garde-côtes semblent avoir disparu au loin. Il ne faut pas rater cette fenêtre de tir. Nous sautons à bord. Une chaloupe. Et sortons du port en trombe sous le regard indifférent des pêcheurs du coin.

A bord du bateau, les hommes de main de Serdar sont visiblement contents de nous voir. J’ai l’impression que nous sommes « exotiques ». Une touche d’originalité au milieu de dizaines de traversées.

J’appelle le patron de la rédac' de France 2. « On vient d’embarquer. On allume notre positionneur GPS. Il vous enverra notre position exacte sur la carte toutes les minutes. Si le point disparaît, c’est là qu’il faudra vous inquiéter ».

La côte défile sous nos yeux. Au loin, de petits points orange fluo. Des dizaines de syriens et d’Irakiens descendent de la pinède. La pente est abrupte. A petits pas, ils rejoignent le rivage après avoir attendu 24h dans la forêt, pour certains.

A peine le bateau a-t-il rejoint la petite plage de galets qu'un passeur me tend une fillette en hurlant. Je suis tétanisé. Je n’avais pas prévu ça. Pas prévu de prendre la responsabilité de faire monter cet enfant à bord. Mais il est trop tard pour cogiter. Le passeur hurle à nouveau en secouant la gamine terrorisée sous mes yeux. Alors, je l’attrape. Elle est légère comme une plume. Mignonne comme tout avec ses grands yeux noirs et ses deux petites couettes. Elle sanglote. Je la pose. Et essaie de reprendre le cours de mon reportage. Je me dis que ses parents vont arriver. Mais ils n’arrivent pas. Alors, elle ne me quitte pas des yeux et accroche sa main à la jambe de mon treillis. Je ne sais plus quoi faire. 

« Chut. Ne pleure pas, ne pleure pas. Papa et Maman vont arriver ». J’essaie d’avoir un ton rassurant. Mais je sonne faux. Je la garde derrière moi, pour la protéger un peu de l’agitation à l’avant du bateau. Les passeurs hurlent, les passagers tremblent. Ses parents finiront pas embarquer eux-aussi. Un couple avec un nourrisson.

Les passeurs ont intérêt à charger cette chaloupe au maximum. Ils ne s’en privent pas. Mais au moment de quitter le rivage, le bateau ne veut plus bouger. Le moteur a beau vrombir, nous sommes coincés. Scotchés sur les galets qui bordent le rivage. Trop lourd. Les passeurs hurlent que certains doivent descendre et pousser. L'un d'entre eux agrippe un jeune homme et le secoue, hors de lui. L’homme ne veut pas s’exécuter. Lui qui, comme les autres, à rêver de ce bateau… Il a peur de ne pas pouvoir remonter à bord et d’abandonner sa famille. A l’avant, les passeurs haussent le niveau de menace… Un homme exhibe une arme de point. Puis tire en l’air. Plusieurs passagers descendent, poussent… Le bateau bouge enfin.

Je suis à l’arrière. Près d’un homme qui vient d’être nommé « Capitaine ». Un passeur lui a vaguement montré comment manier la barre. Et redémarrer le moteur en cas de pépin. 20 secondes de formation. Désormais, notre destin est entre ses mains.

Le passeur, en caleçon, me tape sur l’épaule. Sourire, salut militaire. Et plongeon pour regagner la rive, hilare. Les autres s’y congratulent. Un bateau de plus. 

Nous voici en route. Une dizaine de kilomètres de traversée devant nous. Je me revois quelques jours plus tôt, à Bodrum, toujours sur la côte turque. Et je pense à Ali.

 

Ali.

A la terrasse d'un café, face à moi, Ali, la trentaine. Kurde. Ingénieur en Télécom. Vêtements à la mode, petites baskets blanches. Il voyage avec sa soeur, son beau-frère, sa belle soeur et leurs 3 enfants.

Ils ont réfléchi à acheter un bateau pour traverser sans passeur. Ils s’apprêtent à « investir » 12 000€… Largement de quoi se payer un zodiac solide et un bon moteur juste pour eux. 10km max avant l’île de Kos, largement faisable. Mais ils ont renoncé: « avec les enfants, on ne veut pas prendre de risque. Mes parents sont déjà en Allemagne (Dusseldorf) et ils sont terrifiés, ils veulent qu’on prenne un bateau solide, une « garantie » en quelque sorte. »

Ali a donc choisi de payer pour passer sur un bateau de 60 places. Un énorme zodiac avec deux moteurs hors-bord. Toutes les places sont "réservées". "Non", nous ne pourrons pas monter à bord avec eux. Dommage, on s'entend bien avec Ali.

Il vient d’acheter des gilets de sauvetage. Mais ne sait pas nager. Nous essayons de le convaincre de les essayer, au moins, dans les eaux calmes qui bordent la plage.

« Au moins, tu sauras ce que ça fait si tu dois tomber à l’eau. Tu sauras comment flotter sans faire trop d’effort »

Giona renchérit.

« Si tu tombes à l’eau. Surtout, laisse-toi flotter, n’essaye pas de te débattre, sinon tu vas t'épuiser »

Ali se tourne vers moi.

« Tu crois au destin toi?

-Pas franchement.

-Moi, j’y crois. Si je dois mourir demain en traversant, il n’y a rien que je puisse y faire. Et toi non plus, mon ami.

-Mais si tu sais flotter, il n’y a pas de raison que tu meurs demain… »

On plaisante jusqu’à tard autour d’un thé à la menthe. Ali veut apprendre l’Italien. Giona promet de l’aider. Echanges d’e-mails.

Leur départ est prévu depuis la localité de Didim le lendemain, à l'aube. Direction l’île de Farmakonisi. Je n'y pense plus, quelques heures plus tard, lorsqu'une alerte apparaît sur mon téléphone. Un bateau vient de sombrer dans la zone. 29 morts. Une soixantaine de rescapés, repêchés par les gardes-côtes. Certains ont visiblement réussi à nager jusqu’à la côte.

Notre fixeur blêmit. Pendant des jours, il va essayer de les joindre. Ali. Son beau-frère. Sans succès. Giona a fait un mail puis un autre. Il n’a jamais eu de réponse.

Le destin? Le nôtre ne nous a pas conduit sur ce bateau dont la sécurité semblait « garantie »…

Ibra.

Je reviens à moi. Notre chaloupe vogue sur la mer Egée. Je jette un coup d’oeil à la côte turque, derrière nous: soleil rouge de septembre, il fait doux, je trouve ça beau, l’espace d’un bref instant. Malgré les circonstances. Giona est pâle, les yeux vides, j'ai l'impression qu'il n'est plus vraiment là.

«-ça va?

-oui, oui… »

A mes côtés, un kurde débonnaire, tout sourire. C'est le seul sur ce bateau qui parle un peu anglais. "Salut, je m'appelle Ibrahim. Mais mes copains m'appelle "Ibra", comme le joueur du PSG". Ibra parle beaucoup. Ça le rassure je pense. Et moi, je suis content de trouver quelqu'un sur qui m'appuyer, un peu.

A cet instant, je ne peux pas croire un instant que je vais regretter le vacarme pénible du moteur et la fumée noire et toxique qui s'en échappe à mes pieds. Et pourtant, quelques minutes plus tard, alors que la nuit est tombée, regards affolé de tous les passagers vers le "capitaine". Après avoir hoqueté de façon inquiétante, le moteur vient de d'arrêter.

A la prière que récitent les passagers succède un bref instant de panique et les cris… Puis le silence, tout à coup effrayant. Juste le clapotis de la mer sur la coque et la brise du soir. Comment accepter que leur rêve d’atteindre l’Europe s’arrête à 3km à peine des côtes grecques?

Ibra est nerveux. Il s’engueule avec plusieurs personnes à l’avant. Je lui demande de traduire ce qui se raconte. « Ils disent qu’on est plus très loin. Ils veulent finir à la nage ». Au loin, les lumières d'un petit port grec se sont allumées. On les devine à peine. Ça s'agite à l'avant de la chaloupe, le bateau tangue dangereusement. Ça va mal finir.

Inquiet, je n'ai pas d'autre choix que de prendre la parole: je parle fort, pour que ma voix atteigne le bout du bateau et pour paraître rassurant. Ibra traduit. « Nous avons avec nous un téléphone satellite et un GPS: nous allons prévenir les secours pour qu’ils viennent nous chercher. Surtout, ne sautez pas à la mer. Je sais qu’on voit déjà les lumières des villages en Grèce et que vous avez l’impression que ce n’est pas loin. Mais c’est loin, croyez moi, aucun d’entre nous n’est préparé pour faire 3km à la nage. Si vous sautez à la mer, vous allez mourir, c’est une quasi certitude ».

Silence à bord. Pour la plupart, ils ne savent pas nager. Le calme est de retour, à peine troublé par les vomissements de passagers pour qui la traversée est désormais trop longue... Dans la nuit, chacun sort son téléphone et l'agite en direction de la côte. Ce sont ces petits points de lumière vivants qu'un pêcheur va repérer. C'est lui qui va nous ramener jusqu'au port, malgré la mer de plus en plus agitée.

Sur le quai, on pleure, on s'embrasse. Une femme tremble devant moi. Des larmes ruissellent sur son visage. "J'ai froid, j'ai froid..." bredouille-t-elle dans un anglais approximatif. Cela n'a sans doute aucun sens mais je défais mon chèche et le noue autour de ses épaules. Dérisoire.

Une voiture de police arrive. Des garde-côtes. Je comprends très vite qu’ils cherchent quelqu’un. Nous. On se fait discrets. On veut finir notre reportage. Peine perdue. Les premiers migrants auxquels ils s’adressent nous désignent du doigt.

Les premiers échanges sont courtois mais fermes. Non, on ne va pas pouvoir finir nos images. Non, je ne peux pas récupérer le numéro de cette famille que nous avons suivie. Non, je ne peux pas appeler ma femme ou ma rédaction pour dire que nous sommes arrivés sains et saufs. C’est non aussi aux journalistes locaux et à une journaliste du Boston Globe qui souhaitent savoir comment nous avons vécu cette traversée…

La situation ne manque pas de piquant. 60 migrants sans papiers qui vont et viennent quasi librement. 2 journalistes français en situation de quasi garde à vue. Regards incrédules chez nos compagnons de chaloupe. Je me dis: "super, quelle image vont-ils avoir de la liberté de la presse en Europe..." Je ne manque pas de le signaler aux policiers même si je sais que notre arrivée sur ce bateau n’en constitue pas moins une entrée illégale sur le sol européen, même quand on a un passeport en règle… On le savait. On assume. Ça n'en est pas moins rageant.

Les gardes-côtes finissent par se détendre… Je me rends compte que, dans la précipitation des préparatifs, je n’ai pas pris un euro pour nous acheter à boire ou à manger. J’ai des shekels israéliens, des dinars jordaniens, des livres turques. Mais pas un euro. Gentiment (à moins que la semi-garde à vue ne les y oblige), ce sont eux qui paieront pour deux panini et une bouteille d’eau…

Je demande à utiliser les toilettes. C’est de là que j’enverrai un message au directeur de la rédac’ pour expliquer que nous sommes bien arrivés mais que le comité d’accueil nous contraint à patienter pour leur raconter tout ça. Il me répond qu'ils n'ont pas quitté des yeux un instant le point GPS sur la carte. Et qu'ils vont prévenir l'ambassade de France à Athènes de notre situation.

A mon retour, un garde côte m'invite à le suivre sur le quai. « Vous avez de la chance, vous avez voyagé sur un bateau de luxe. C'est une chaloupe de secours venue d’un chantier de déconstruction où les navires sont démantelés, en Turquie. Ça résiste parfaitement aux mauvaises conditions de mer"

Il sort une puissante lampe-torche de son sac. Le faisceau lumineux balaye le fond du port.

« Vous avez vu derrière?

-Euh, non, quoi?

-Regardez, ça ne vous rappelle rien? »

20 mètres derrière notre chaloupe… Exactement la même. Arrivée quelques heures plus tôt et amarrée au port… Nous avons du mal à en croire nos yeux. Nous comprenons, alors, l’ampleur du trafic.

Les migrants sont pris en charge par des bénévoles. C’est le 4ème ou 5ème bateau de la journée. 200 personnes au bas mot. De l’eau, un peu de nourriture, des couvertures. Certains souhaitent déjà reprendre leur chemin et s'impatientent: la route est encore longue. Un père de famille, élégamment habillé, s'approche d'un policier:

« Pardon monsieur, où peut-on prendre un taxi?

-Mais qu'est-ce que vous voulez faire?

-Trouver un taxi. Je viens de réserver un hôtel sur internet.

-Mais… qui êtes-vous??

-Euh….

-Qui êtes-vous?

-Des migrants

-Alors, vous attendez le bus qui va venir vous chercher! »

Au bout de quelques heures, les migrants embarquent dans une série de bus. Nous avons les honneurs de l’arrière de la voiture de police. 1h de trajet jusqu’à Mytilène, la capitale de Lesbos. Je suis épuisé. Mais je n’arrive pas à fermer les yeux. Je re-déroule les images de notre traversée. Je m’inquiète de savoir si elles retranscriront ce qu’on a pu vivre de façon fidèle.

Arrivés au quartier général des garde-côtes, on nous signifie que le procureur n’a pas retenu de charges contre nous. Une signature et nous sommes libres de nous en aller.

Avant de quitter les policiers, je leur demande s’ils peuvent nous conseiller un hôtel. « Vous aurez bien du mal à trouver une chambre libre » répondent-ils. Il est 2h du matin.

Premier hôtel: complet. 2ème hôtel: complet. 3ème hôtel: « on n’accueille pas les clandestins ». Je pose mon passeport français sur le comptoir. Regard incrédule du réceptionniste. Il faut dire que notre allure -pantalons couverts de suie, chaussures noircies par le cambouis, traits tirés- ne plaide pas en notre faveur. Je lui demande de nous aider. Il appelle un hôtel ou deux, sans succès. Je finis par trouver les coordonnées d’une chambre d’hôtes à 20km de là. Par miracle, le propriétaire décroche. 2 chambres, 39€, il nous attend. Il faudra encore convaincre un chauffeur de taxi (« Je ne peux pas vous prendre si nous n’avez pas un papier des garde-côtes… Ah bon, vous êtes français? »).

Dans la douce nuit grecque, notre hôte nous attend. Notre histoire n’a pas l’air de le surprendre. Il a surtout envie d’aller se coucher.

Sous la douche, je me souviens de cette suie et de ce cambouis qui coulent le long de mes bras. De mes vêtements dans un état lamentable sur le sol.

Je me souviens, aussi, d’avoir passé une bonne heure à regarder les images de notre traversée, comme pour me convaincre que c'était arrivé… 4h du matin. Je ferme les yeux.

Agnès et Antonis.

Réveil. 8h. J’ouvre les rideaux. Je découvre que la maison d’hôte dans laquelle nous avons dormi donne sur la mer. C’est une petite maison sans prétention, mais avec un joli jardin, une piscine, une terrasse agréable. Je descends pour le petit déjeuner, mes vêtements encore sales. Drôle d’impression que cette tasse de thé et ces tartines, au soleil du mois de septembre grec…

L’aventure n’est pas finie. A présent, il faut trouver un moyen de retourner en Turquie récupérer nos affaires. C’est là-bas aussi qu’est resté notre ordinateur de montage qui doit nous permettre d’envoyer ce sujet.

Première étape: trouver de l’aide. J’appelle une française qui vit à Lesbos et a travaillé avec une équipe de France 2 lors d’un précédent tournage. Agnès se présente autour de 10h. La veille, j’ai pris contact avec elle brièvement lorsque nous étions encore sur la chaloupe, pour alerter les autorités.

« Vous nous avez fait peur ». Je vois dans son regard l’étonnement devant l’état dans lequel elle nous trouve. Je lui explique ce dont nous avons besoin. Des vêtements propres, si possible. Des billets de Ferry pour rentrer en Turquie, assurément. Nos deux priorités.

Avant de partir, nous faisons un détour par Skala Sikamineas, notre port d'arrivée. Nous tenons à remercier notre sauveur. Le pêcheur grec. Il est touché par notre attention et sort, de la cabine de son bateau, un masque et un tuba: "La semaine dernière, j'ai re-pêché un homme au bord de l'épuisement, il tentait la traversée à la nage". Il en a ras le bol, ça se voit. Mais continue, chaque jour, à remorquer les embarcations. "Je ne vais tout de même pas les laisser mourir un mer. Je ne me le pardonnerais pas".

Le retour en Turquie se fait en 30 minutes sur un ferry, à la tombée du jour. La nuit sera longue: récupérer la voiture à Assos (en évitant soigneusement les passeurs qui ont menacé notre traducteur kurde, peut-être pris de remords, après notre départ), rouler jusqu'à Istanbul, traverser le Bosphore au petit matin sur une barge avant d'attaquer le montage pour 20h.

Quand vous êtes immergés dans votre travail, vous ne réalisez pas toujours ce qui se joue devant vous, protégé par votre "carapace" professionnelle, essentielle dans ce métier pour ne pas se laisser happer par les émotions des autres et conserver une forme de distance journalistique . Pour moi, l'impact avec la réalité se fait devant mon écran de télé, seul dans ma chambre d'hôtel, au moment où le sujet défile dans la journal. C'est un peu comme si je le découvrais alors qu'on vient de passer 12h à le monter. Un choc.

Pour la première fois de ma carrière, j'éclate en sanglots. Inconsolable durant de longues minutes. Et au bord de l'épuisement. Sur le lit, le téléphone vibre: des centaines de messages. Des amis, des confrères, des anonymes sur Twitter, des demandes d'interviews en Français, en Anglais, en Espagnol...

David Pujadas et Eric Monier, le patron de la rédac' de France 2, appellent pour nous dire, très émus eux-aussi, leur fierté d'avoir mis ce sujet à l'antenne. J'ai la gorge nouée, mes réponses sont des syllabes difficiles à saisir, je ne peux plus rien dire, en fait. Mon esprit est ailleurs: je pense à Ali. Et au "destin" qui nous a sorti indemnes de la nuit et des eaux sombres de la Mer Egée.

Franck GENAUZEAU