Alors que les élections présidentielles se tiendront à la fin de l'année, le carnaval, symbole de la fête et de la samba a opté pour un ton politisé et critique envers le gouvernement et la société brésilienne.
Le Brésil et ses clichés : le carnaval, le football… Quand la réalité les dépasse, voilà ce que cela donne : mercredi 14 février, la toute puissante chaîne de télévision Globo, détentrice des droits de diffusion des défilés des écoles de samba, a avancé de quelques heures le résultat du carnaval de Rio de Janeiro habituellement diffusé en début de soirée… pour que les Brésiliens puissent assister au match de Neymar, leur vedette nationale, lors du huitième de finale de la ligue des champions, Real Madrid - PSG.
Une anecdote qui fait rire, mais qui démontre l’engouement du pays pour ses deux passions, qu'il prend très au sérieux.
Cette année, la folie carnavalesque a adopté un ton politique. Dans le sambodrome où défilent les écoles de samba et dans les rues, les critiques envers la classe politique n’ont pas cessées.
Dans le top 5 des écoles gagnantes, trois d’entre elles ont dénoncé les grands maux nationaux.
Un maire en guerre contre le carnaval
En cible, il y a d’abord eu le maire/pasteur évangélique de Rio de Janeiro, Marcelo Crivella, souvent accusé de mélanger religion et politique. La fête, symbole de tous les pêchés, ne serait donc pas conforme à ses idéaux. Mangueira, une des écoles de samba les plus populaires, a âprement réagi aux critiques du maire envers le carnaval et à sa mesure controversée : il a réduit de moitié le budget des écoles de samba, alors que le carnaval rapporte des milliards de réaux à la ville. « Avec ou sans argent, je m’amuse » était le thème contestataire de Mangueira. Sur l’un des chars, une des marionnettes représentait Crivella, corde au cou, une inscription à ses côtés "Monsieur le Maire, le pêché c’est de ne pas faire le carnaval".
Mangueira a aussi rendu hommage au carnaval, vecteur de la culture populaire. Une image a marqué les Brésiliens, celle d’un participant du défilé tenant une statue, la silhouette du Christ Rédempteur, sous un sac noir, portant l’inscription "regardez-nous. Le Maire ne sait pas ce qu’il fait". Une référence forte au défilé de l’école Beija-Flor, en 1989, dont la gigantesque marionnette d’un Christ Rédempteur en mendiant avait été censurée par l’Eglise. Beija-Flor avait défilé en masquant cette marionnette d’une bâche noire et d'une pancarte : "même interdit, regardez-nous". Un acte polémique à l'époque.
Avant le défilé, Chiquinho da Mangueira, le président de l’école a critiqué le préfet : "il sous-valorise le plus grand spectacle du monde. Il dévalorise le plus grand spectacle de la ville dont il est le maire. Il a manqué de respect au carnaval. C’est le plus grand carnaval du monde, et le préfet ne vient même pas ici". Marcelo Crivella n’a pas assisté au carnaval, seulement à la remise des clés de la ville au Roi Momo, organisé, contrairement aux autres années, en catimini, tôt le matin et sous le regard de quelques caméras dans la confidence et triées sur le volet. Comble: comme le veut pourtant la tradition, ce n’est pas lui qui a remis les clés au Roi Momo.
Les écoles, porte-parole de l'indignation populaire
D'où la colère des écoles de samba face à l'apparente indifférence du maire. "Il est fondamental d’offrir la possibilité aux écoles de samba d’être perçues comme des lieux de résistance et de dialogue avec la société. Le scénario politique brésilien favorise ça et le carnaval marque cet aspect. Je suis heureux que les écoles se soient positionnées comme le porte-parole de ce moment politique. Je suis fier", explique Leandro Vieira, le directeur artistique de Mangueira. Marcello Crivella n’a pas été le seul a être critiqué en ce début d'année électorale.
L’école Beija-Flor, la championne de cette année, a mis en exergue les problèmes sociaux du pays. Des bidons de pétrole qui défilent, symbole du méga scandale de corruption Petrobras, impliquant de nombreux politiques brésiliens ; des politiques marchant sur l’avenue, en tête de loup et masque de brebis, des mallettes pleines de billet à la main ; des performances scéniques représentant la violence dans les favelas, en hausse depuis la fin des Jeux Olympiques : des gens armés, des tirs dans une école, le cercueil d’un enfant, symbolisant les victimes de balles perdues… Un des chars représentait le racisme et l’intolérance envers la communauté LGBT avec comme icône Pabllo Vittar, chanteuse transsexuelle.
Mais dans les coeurs des brésiliens, l’école qui est sortie victorieuse est sur la deuxième marche du podium : Paraíso do Tuiuti, une petite école encore en seconde division il y a deux ans, qui a fait parler d’elle lors de son défilé le dimanche 11 février. Son thème : l’esclavage, 130 ans après son abolition au Brésil.
Le défilé a retracé l’histoire de l’exploitation de l’homme par l’homme dans les civilisations, mais plus fort encore, l’école a abordé l’esclavage moderne, dans un pays raciste, un des plus inégalitaires du monde. "Nous montrons que le noir qui a été fouetté est resté emprisonné dans les favelas et est marginalisé. Il se réveille à 3h du matin, prend le bus à 5h et va travailler pour gagner moins que le salaire minimum", a expliqué Thiago Monteiro, directeur de Paraíso do Tuiuti. "La critique n'est pas personnifiée dans un gouvernement, mais dans un système dans lequel de grandes sociétés exploitent l'être humain en payant des salaires indignes. Notre intrigue est, en fait, un grand traité sur l'exploitation humaine".
L’école n’a pas hésité à dépeindre satiriquement le président du Brésil Michel Temer, le caricaturant en marionnette de vampire, juché sur des billets. Critique a aussi été faite de la réforme du travail adoptée l’an dernier au Brésil, malgré de nombreuses manifestations. Un autre exemple d’exploitation selon Paraíso do Tuiuti.
"Fora Temer"
Dans la rue aussi, le carnaval s’est politisé. A Rio, les cris de "Fora Crivella!", "Dehors Crivella !" ont retenti dans les blocos, ces orchestres de rue qui sont parties intégrantes du carnaval dans tout le Brésil et rassemblent des milliers de personnes venues chanter, danser et s’amuser. Plus largement, les blocos ont permis aux brésiliens de manifester contre l’actuel gouvernement et son président Michel Temer. Dans une vidéo partagée sur Facebook, les journalistes de la chaîne Globo (souvent accusée d’être à la solde du gouvernement) se retrouvent bien incommodées quand, pendant le direct, la foule se met à crier "Fora Temer"; "Dehors Temer". La présentatrice tente de relancer la journaliste en direct à Brasilia… En vain, elle lui repasse la patate chaude "non, toi, parle !". Malaise en direct sur la Globo, qui a bien fait rire les internautes brésiliens.
Mais les critiques et les dénonciations, notamment celles sur la corruption, ont aussi interrogé le monde même du carnaval. Les écoles sont historiquement liées à la mafia. Le président d’honneur de Beija-Flor, la championne 2018, "a été condamné en première instance à 48 ans de prison pour corruption, blanchiment d'argent, évasion fiscale et contrebande. Le visage du Brésil actuel", rappelle tristement sur Twitter Maurício Santoro, professeur en sciences politiques.
Louise Raulais pour Fanny Lothaire