Les près de mille soldats de l'armée ont quitté Rocinha le vendredi 29 septembre, une semaine après leur déploiement. Une opération exceptionnelle, dans la plus connue des favelas de Rio de Janeiro, pour mettre un terme aux affrontements entre narco-trafiquants. Rocinha fait face à une recrudescence de la violence, terrifiant sa population défavorisée, qui voit son quotidien s'interrompre à chaque fusillade. Reportage, aux portes des quartiers chics cariocas, dans l'une des plus grandes favelas d'Amérique latine.
"Le Brésil est un pays en paix officiellement, mais dans la réalité, ici, c’est la guerre". Les mots de Barbara Olivi, une italienne installée depuis 17 ans à Rocinha, percutent. Depuis près de deux semaines, le mot "guerre" est répété partout, dans les titres de journaux, à la télévision, à la radio, dans la bouche des Cariocas. Mais depuis quelques jours, la situation se serait "stabilisée", selon les mots du ministre de la défense Raul Jungmann.
Rocinha ? On connait, un peu. De loin. Nous nous y sommes rendus de nombreuses fois pour des reportages. Mais le regard caméra est toujours furtif. Gêné ou gênant. Cela dépend de quel coté du mur de brique on se place. Entre curiosité et voyeurisme, difficile de faire entendre les voix de ceux qui y habitent. Alors sans caméra, nous nous y sommes rendus pour interroger les acteurs de la société de Rocinha.
Etrangers engagés, locaux désabusés... leur vie a repris peu à peu son cours dans ce quartier défavorisé, où ils sont des dizaines de milliers à vivre. Dans ce dédale de ruelles et de maisons en briques défraichies empilées les unes sur les autres, il est difficile de recenser la population. Les chiffres officiels parlent de 70 000 habitants, mais qui est venu les recenser récemment ? Ces derniers estiment être entre 150 000 et 250 000.
Le monde de Nem et Rogério
Petit rappel des faits. Rocinha, comme nombre de favelas, c'est une histoire de combat entre gangs. Les affrontements ont commencé le dimanche 17 septembre. Une querelle interne entre membres de la faction Amigos dos Amigos, dont le chef, Antônio Bonfim, appelé Nem de Rocinha, est emprisonné depuis 2011. Rogério Avelino da Silva, connu sous le nom de Rogério 157 a cessé d’obéir aux ordres et aurait, selon les habitants et les policiers, rejoint la faction rivale : Comando Vermelho. Rogério gère le trafic dans la favela, depuis l'emprisonnement de Nem, dont il était le chef de la sécurité. Il est désormais l'homme le plus recherché par la police à Rio.
Le conflit a surtout éclaté entre Nem et Rogério en août dernier, après que le chef emprisonné a ordonné l'expulsion de Rogério 157 de Rocinha. Mais il n'est pas parti et a ordonné l'assassinat de trois alliés de Nem, dont Perninha, son bras droit. "Perninha voulait plus de contrôle sur certains bocas de fumo, les points de vente de cocaïne dans la favela, ce que Rogério lui a refusé", raconte Misha Glenny, auteur du livre Nem de Rocinha. "Cet assassinat a été une déclaration de guerre", précise le journaliste britannique, spécialiste du crime organisé.
Les affrontements, entre trafiquants d'abord, puis contre la police, ont continué pendant cinq longs jours, avant que l’armée n'intervienne, le vendredi 22 septembre, les policiers n'arrivant pas à venir à bout des gangs. L'arrivée des 950 soldats a été ultra médiatisée, beaucoup plus que les interventions dans les favelas à l'ouest ou au nord de la ville. Car Rocinha, en plus d'être le plus peuplé, est un bidonville situé dans la zone sud de Rio, tout prêt des quartiers riches de Leblon, Gavéa et São Conrado.
La guerre et le trafic affectent profondément le quotidien de la population de la favela. Dans une des ruelles qui a vu les pires affrontements entre gangs la semaine dernière, les impacts de balles ont ravagé les murs et les portes des habitations, des motos sont calcinées, elles ont pris feu pendant les fusillades. A côté d'une porte en bois criblée de trous, son enfant dans les bras, une des habitantes, dont les murs de sa maison ont été touchés, raconte qu'elle a passé plusieurs jours enfermée chez elle, sans pouvoir sortir ni récupérer sa fille à l'école. "J'ai dû appeler ma mère pour qu'elle aille chercher la petite. Elle a passé une semaine sans aller à l'école".
Vidéo des affrontements entre trafiquants, enregistrée par un habitant.
L'UPP sans pouvoir
Rocinha était pourtant le symbole de la politique de "pacification" de l’Etat de Rio de Janeiro, contre les narco-trafiquants. L'UPP, l'unité de police pacificatrice, a été installée à Rocinha en 2012, l'idée : reprendre la main sur la favela en instaurant une police de proximité. Un beau projet sur le papier mais qui n'a jamais réellement fonctionné, malgré les discours politiciens. "L’UPP à Rocinha a toujours été problématique, à cause du cas Amarildo, en juillet 2013. Des membres de l’UPP ont torturé à mort Amarildo, un habitant, qui n’avait rien à voir avec le trafic", détaille Misha Glenny. La population n'a plus jamais fait confiance à la police pacificatrice, qui a perdu toute autorité. "Ils n'ont plus de pouvoir, ils peuvent seulement patrouiller dans les rues principales de Rocinha", poursuit le journaliste britannique.
Jeudi dernier, les agents de l'UPP accompagnaient les militaires. Ils étaient postés ensemble, à plusieurs points stratégiques de la favela, mais surtout dans les grandes rues ou à des croisements. Exceptionnellement, ils patrouillaient dans certaines ruelles, une action impossible pour l'UPP habituellement, car les agents ne veulent pas risquer leur vie en se confrontant aux trafiquants armés. Ils n'y pénètrent que lors d'opérations.
Avec les agents de police, ce sont aussi des projets sociaux qui devaient être implantés dans la favela de la zone sud. Mais avec la crise financière que connaît Rio, tout est désormais à l'abandon. Comme la bibliothèque, dans la rue principale de Rocinha, fermée, et que le préfet en visite mercredi, a promis de réouvrir. "C'était un refuge pour les habitants et il y avait beaucoup d'enfants qui la fréquentaient", précise Misha Glenny.
"J’ai toujours trouvé ce projet de l’UPP très mauvais. Ils n’ont jamais été présents pour les gens. C'est seulement une présence armée de l'Etat, témoigne Michele Silva, qui vit à Rocinha depuis ses cinq ans. Ce n’est pas ce que nous avons voulu. On veut de la santé, de l’éducation, un peu de respect et d'attention. Ils ont seulement apporté des armes, de la violence et de la répression."
Une peur qui se généralise
La descente de l’armée, spectaculaire, a surpris les habitants : "on n’est pas habitué, ce n’est pas comme dans d’autres favelas comme celles du Complexo do Alemão ou du Complexo da Maré (ndlr : au nord de Rio), où les gens sont coutumiers de ce genre de scènes", explique Michele Silva. Les blindés et camions militaires étaient stationnés près de l'entrée de la favela, à la frontière avec le quartier riche de São Conrado, ou dans les rues principales. A chaque patrouille, les gens fixaient les soldats. "On ne sait pas comment se comporter dans ce type de situation", poursuit la jeune femme de 28 ans qui connait bien Rocinha et sa population. Elle parle d’eux dans Fala Roça, un journal qu’elle a lancé avec trois autres habitants en 2012.
Ce journal a plus un côté "historique", précise-t-elle, pour raconter l'histoire de la culture du nord-est du Brésil, d'où nombre d'habitants de Rocinha sont originaires. Mais aujourd'hui, la petite équipe s'interroge : "peut-être qu'on va changer la ligne du journal pour parler des sujets actuels". Le journal se veut communautaire, chaque habitant pouvant y participer. Sur le site internet, on peut découvrir des histoires sur les résidents, des projets qui sont mis en place par les habitants eux-mêmes ou encore une carte culturelle. Le journal est distribué gratuitement et bénéficie du soutien de l'Agence des réseaux de la jeunesse.
Michele nous parle de la panique qui avait envahi son quartier pendant plusieurs jours. "C’était très confus ici. Tout le monde avait peur. Les gens ont cessé toute activité normale parce qu’on ne sait jamais quand va se produire un conflit." Dans ce désordre actuel, ce sont aussi beaucoup de fausses informations qui sont relayées, notamment sur WhatsApp. "On ne sait plus si ce qu'on reçoit ou entend est vrai… L’autre jour, une personne est sortie en courant dans la rue et tout le monde s’est mis à courir, sans savoir pourquoi."
Enfants traumatisés et privés de cours
La population pauvre des bidonvilles est la première victime de la violence qui gangrène ces quartiers. Dans les favelas de l'Etat de Rio de Janeiro, une personne meurt tous les trois jours d'une balle perdue dans les affrontements entre police et trafiquants. "Pour moi, qui habite dans la rue principale, c'est facile de sortir de la maison, témoigne Barbara Olivi, la voix pleine d'émotion. Mais j'ai très peur pour ceux qui habitent dans les ruelles. J'ai beaucoup pleuré ces derniers jours, pour la douleur des autres...".
Valentin, un volontaire autrichien de 18 ans loge à Rocinha depuis trois semaines et participe au "projeto favela", en enseignant notamment l'anglais aux enfants. Occupé à découper des ronds dans un carton, assis à une table d'écolier, dans une petite maison où a été installée une salle de classe, il a l'air serein. Avec l'arrivée de l'armée, il s'est senti plus en sécurité, les affrontements s'étant calmés, mais il a été touché par le sentiment d'insécurité des habitants. "On a entendu les balles voler", raconte-t-il. Il lâche un petit sourire, on voit que les conflits l'ont quand même touchés : "on a dû rester enfermés dans la maison, parfois c'était trop dangereux de sortir...". Mais le jeune blond reste positif : "On est vite revenus dans le centre communautaire. Les enfants ont besoin de nous".
Les habitants, victimes mais aussi témoins, précise Barbara qui fréquente aussi beaucoup les enfants de Rocinha avec son ONG Il Sorriso dei Miei Bimbi (ndlr : le sourire de mes enfants, en italien). "Avec des volontaires de l'université catholique de Rio, la PUC, on organise des séances de thérapies psychologiques. Les enfants ont raconté qu'ils ont peur des tirs, de la guerre. Certains ont déjà vu des morts dans les ruelles", assure-t-elle, à la fois révoltée et attristée.
Très investie dans la favela, Barbara a aussi ouvert une école, où sont dispensés des cours d'anglais, de musique, de danse et de botanique. Elle y accueille 85 élèves de deux à six ans. Pendant les affrontements, elle a refusé de fermer les portes de l'école, proposant un refuge aux enfants. Mais très peu sont venus, barricadés dans leur maison pendant les fusillades. Autre conséquence de la guerre entre narco-trafiquants, la fermeture des écoles, qui a privé de cours plus de 3000 élèves à Rocinha pendant une semaine et demi.
Voyeurisme
Depuis l'arrivée de l'armée, les yeux du monde sont tournés vers la favela, qui a fait couler l'encre des journaux nationaux et internationaux. Portables en main, nombreuses étaient les personnes à filmer les soldats se positionnant à l'entrée de Rocinha le vendredi 22 septembre. Des habitants, mais aussi des curieux, attirés par les images hors du commun. La population, déjà traumatisée par la violence actuelle, doit maintenant faire face au voyeurisme qui commence à surgir.
Rocinha est connue à Rio de Janeiro par les touristes, qui peuvent la visiter lors des "favela tour". Lundi dernier, une image a indigné beaucoup de brésiliens. Accompagné d'un guide, un groupe de vingt touristes français s'est posté sur la passerelle à l'entrée du bidonville. Selon O Globo, le petit groupe a attiré l'attention, en témoigne la parole d'un habitant : "C'est une sensation étrange ! Ça donne l'impression que nous sommes des êtres d'une espèce différente. Même avec le climat dans lequel nous vivons actuellement, les touristes continuent de visiter Rocinha". Un sentiment partagé par Michele Silva, incommodée par la même situation : "il y avait un tank arrêté devant chez moi et les gens prenaient des photos. Je pense que c’est devenu un spectacle...".
Il faut dire que la favela est assez facile d'accès, notamment pour les journalistes, d'où sa médiatisation. Mais les habitants, habitués à voir les photographes et les journalistes, surtout avec un gilet pare-balle floqué "Presse", nous regardait parfois de façon suspicieuse. "Vous êtes une touriste ?", m'a-t-on lâché, en regardant ma tenue banale, mon appareil photo et ma tête de "gringa", d'étrangère. Un côté paradoxal ici, c'est l'envie de témoigner sur leur réalité, de raconter ce qu'il se passe, tout en étant offusqué par la présence des touristes qui viennent prendre des photos, car ils se préoccupent peu des gens. "Ne prend pas ces habitants en photo", mais "Ici tu peux prendre une photo", nous indique notre fixeur, pour respecter la population. Le fixeur ? Un passeport pour la favela. Comme dans beaucoup d'endroits délicats, il faut savoir en respecter les codes, se faire intégrer, ne pas choquer.... pour cela nous faisons appel, comme beaucoup de nos confrères, à un local investit ou curieux, qui nous introduit dans son univers. Et le fixeur est essentiel ici : chaque rue, chaque ruelle a ses codes, ses autorisations. On ne s'amuse pas à filmer ou à prendre des photos lorsqu'on n'est pas autorisé. C'est la règle. La transgression peut coûter cher.
Beaucoup aussi ont peur des représailles. "Je ne veux pas qu'on puisse m'identifier dans l'article, si je dis quelque chose qui peut me porter préjudice", me glisse une femme. En discutant avec un homme, je ressens les regards suspicieux des autres habitants prêts de nous. Les oreilles des trafiquants traînent et chaque coin de la gigantesque favela est surveillée. Les gangs savent à tout moment qu'il y a des visiteurs ou des étrangers à tel endroit de la favela. Même si, avec la présence de l'armée, les "mouchards", les jeunes ados ou enfants porteurs de radios étaient beaucoup plus discrets. Habituellement, on peut les voir, postés à plusieurs endroits stratégiques ou dans les ruelles. Jeudi dernier, ils n'avaient pas leurs talkies-walkies à la main. Abandon de poste.
L'armée, un maquillage
On s'arrête un peu. Mais pas le temps. Ici, la vie a repris son cours à Rocinha, les habitants se baladent dans les rues, font leur courses. Un quotidien irréel pour nous, mais le "dia a dia" ici, quand chaque semaine ne s'écoule sans qu'un tir ou des balles perdues ne raisonnent. Plusieurs partagent une bière dans les petits bars du quartier. Les enfants s'amusent dans l'aire de jeux de Debora, signe que "la routine revient", précise la gérante. Quelques jours plus tôt, les rues étaient vides, les gens barricadés chez eux.
Mais le départ de l'armée vendredi dernier ne rassure pas la population. "On ne sait pas ce qu'il va se passer maintenant...", signale une habitante, visiblement préoccupée, préférant garder l'anonymat. Pour Michele Silva, les soldats ont apporté un sentiment de sécurité, même si ce n'était pas la solution : "c'est seulement un pouvoir en plus dans la bataille actuelle...". Même son de cloche pour un autre résidant : "l'armée, c'est du maquillage ! Ils ne connaissent même pas la favela et notre réalité !".
Selon Misha Glenny, l'envoi des militaires par l'Etat de Rio c'est juste de la politique, "un show pour les caméras de télévision. On ne peut pas créer une politique de sécurité juste en envoyant 1000 soldats dans la favela. Ils n'ont pas les connaissances et c'est trop cher de les laisser là. Dès qu'ils partent, les factions reviennent et vendent à nouveau de la cocaïne". Des narco-trafiquants qui n'ont d'ailleurs jamais quitté Rocinha, ils s'y font juste plus discrets et se promènent sans leurs armes. En témoignent les bruits de pétards qui ont résonné jeudi quand nous nous promenions dans les ruelles, signalant l'arrivée d'une patrouille policière. Sur une petite place, il y a des hommes armés, mais ce sont des militaires et non des trafiquants, comme quelques jours avant le conflit. Des uniformes différents. Les armes ont simplement changé de camp.
Les tirs n'ont d'ailleurs jamais vraiment cessé, même pendant la présence de l'armée. Dans les médias, on lisait que le calme était revenu. Mais quel "calme" ? Pour plusieurs habitants, c'est faux. "Il y a eu des tirs à deux heures du matin cette nuit", confie un habitant en nous montrant les messages qu'il a reçus sur WhatsApp, le réseau numéro 1 entre résidents ici. Le lendemain, après le départ de l'armée, la police a tué un trafiquant. Ce week-end, la page Facebook "Onde Tem Tiroteio", "Où y a-t-il des tirs", qui recense les fusillades à Rio de Janeiro pour prévenir les Cariocas, parlait encore de Rocinha. Le dernier post en date : ce lundi matin.
Pour l'instant, aucun dénouement ne semble pointer son nez. "Il faut des solutions politiques à long terme et si on regarde la configuration politique à Rio et à Brasilia, ça ne va pas arriver bientôt", dénonce Misha Glenny, détaillant les problèmes : une administration corrompue, une instabilité politique et une crise économique. Dans l'Etat de Rio de Janeiro, il y a plus de 1000 favelas. Rocinha était considérée comme l'un des bidonvilles les plus tranquilles et pacifiés précise le journaliste anglais. "Alors, c'est très symbolique, s’il y a des problèmes à Rocinha, imaginez ce qu’il se passe ailleurs, dans les autres favelas...".
Et la guerre à Rocinha n'est pas prête de se terminer. La Police militaire de Rio a confirmé ce lundi que le Comando Vermelho avait pris le contrôle du trafic de la partie haute de la favela, alors que la faction Amigos dos Amigos domine la partie basse.
Louise Raulais pour Fanny Lothaire