Nous vous proposons un dossier de trois volets pour comprendre le mouvement d'occupation des collèges et lycées publics au Brésil.
Volet 3 : Un antre de débauche ou la création d'une nouvelle pédagogie ?
Antre de débauche ?
Les occupations qui paralysent les écoles depuis plusieurs semaines, le Président Temer se refuse à les prendre au sérieux. Il préfère les ignorer. « Nous ne leur donnons pas d’importance. La pire chose que nous pouvons faire quand ce genre de chose se produit c’est leur (les occupations) donner trop d’importance » affirme-t-il le 9 novembre dans une interview pour la radio Itatiaia. Pourtant, Manoella nous dit avec fierté « Je pense que nous avons réussi à avoir un impact. Nous avons même provoqué un retardement du passage de l’ENE (l’équivalent du BAC) ».
Pour Manoella, les occupations sont légitimes mais il existe « des tentatives de criminalisation interne et externe du mouvement étudiant ». Par exemple, « Il y a des professeurs contre l’occupation qui disent qu’ici c’est un centre de drogue, de marihuana, de sexe » dit-elle. Ou encore, « il y a les médias, qui veulent faire paraître que nous sommes endoctrinés par des partis politiques et des professeurs. Ils disent aussi que nous avons une mauvaise influence sur les plus petits et que nous empêchons qu’ils aient cours. C’est faux, c’est pour eux que nous luttons, pour que l’Etat leur garantisse un futur ».
Elle nous raconte même que plusieurs des petits du “Pedrinho” (primaires) voulaient participer aux occupations. Pas de problème, ces occupations sont ouvertes à tout âge, mais pour ceux qui ont moins de 14 ans, les plus grands demandent quand même l'autorisation de leurs parents avec la signature d’une circulaire. Gabriel, 18 ans, chargé de la Commission de la communication, nous raconte assis confortablement sur la chaise du proviseur, qu’il a dû appeler chaque parent autorisant leurs enfants à participer aux occupations pour voir si la signature n'avait pas été falsifiée. Et oui, au Brésil, c’est le monde à l’envers. Les petits veulent aller à l'école contre la volonté de leurs parents.
Manoella refuse l’image négative qu’on cherche à donner aux occupations étudiantes. « Si c’était vraiment comme ça, nous ne serions pas ici, nous serions chez nous. Ici rien n’est confortable, nous dormons tous par terre. Nous sommes ici pour lutter, pour faire des réunions, pour travailler et c’est épuisant ».
En effet, les élèves des campus de Pedro II sont prudents et veillent à la protection de leur mouvement. « Par précaution, nous ne laissons personne prendre des photos de notre visage. Nous essayons aussi de limiter notre exposition sur Facebook. Nous demandons l’identification de chaque personne qui vient visiter l’occupation… et les étudiants chargés de la sécurité restent toute la nuit réveillés pour voir qui passe devant le portail ». Il y a même des occupations qui réquisitionnent les sacs des visiteurs pour être sûrs qu’aucune substance illégale n’y soit introduite. Mais en général, “nous nous faisons confiance”, nous dit une étudiante chargée de la commission de sécurité, Catarina, 14 ans, “Quand les étudiants veulent fumer des cigarettes, ils sortent, ils vont ailleurs, mais ils ne le font pas dans le lycée” dit-elle.
Ou « le cercle des poètes disparus cariocas » ?
Malgré toute cette opposition au mouvement, il existe de nombreuses personnalités publiques qui reconnaissent le courage, la capacité de mobilisation et d’organisation des étudiants. Ceci est le cas notamment de Wagner Moura, acteur de la série « Narcos », qui a été visiter le campus d’Humaitá le 11 Novembre pour montrer sa solidarité avec les occupations. L’acteur a aussi, le 4 novembre, réalisé une vidéo pour dénoncer l’invasion de la police civile de l’école nationale Florestan Fernandes, (Sao Paulo) pour forcer les étudiants à désoccuper leur lycée.
Il est vrai que ces adolescents se débrouillent comme des chefs. Dire que l'école est paralysée serait une erreur. Chaque jour, ils organisent un programme avec des débats, des conférences et des cours pour alimenter la réflexion et l’échange au sujet de l’éducation avec plusieurs professeurs ou personnalités politiques qui se proposent comme volontaires. « Nous faisons de la politique d’une façon amusante. Aujourd’hui nous avons réalisé un évènement sur la tolérance religieuse avec un spiritualiste et une bouddhiste, et puis nous avons débattu sur l’athéisme » dit Manoella.
Ils tiennent aussi à parler de sujets encore peu abordés. En table ronde, élèves et professeurs ont partagé les expériences les plus intimes et les sentiments longtemps refoulés sur l'homosexualité. Le lycée Pedro II bouleverse la hiérarchie entre enseignant et enseigné sans pour autant que ne se perde le respect.
Cette relation d’horizontalité a par ailleurs permis l'émancipation d’élèves qui étaient autrefois exclus. Gabriel, tout en se préparant un café dans la salle des professeurs, nous parle d’un étudiant avec un retard mental qui avait des difficultés à socialiser. Aujourd’hui “c’est celui qui participe le plus et nous l’avons intégré” nous dit-il. “Il y a aussi une autre fille, qui a été victime de bullying… mais ceci ne l’a pas empêchée de participer à l’occupation, nous avons appris à surmonter nos différences en luttant pour une même cause de façon solidaire”.
Vers une réforme de l'enseignement
L’expérience au sein de l’Occupation a aussi inspiré Manoella sur comment repenser l’éducation. « J’aimerai apporter ce que j’ai appris à l’occupation à l’école. Ici tout le monde vit en communauté, et j’aimerais que l’école soit ainsi. Le monde vit dans une société très individualiste et il n’y a pas de raison que ce soit comme ça. La séparation des classes par exemple, cela sépare beaucoup les étudiants. J’ai entendu parler d’une école au Portugal ou tout le monde étudie ensemble et s’entraide. Ou encore, j’aimerais éliminer la hiérarchie entre le professeur et élève. Le professeur enseigne et nous on étudie mais en fin de compte nous apprenons tous, professeurs et élèves. L’école ne devrait pas être individualiste comme elle est ».
Pour en savoir plus sur les réformes proposés par le gouvernement de Michel Temer et la vie dans ces écoles occupées, lisez la suite de ce dossier, Volet 1 : Brésil, les étudiants investissent leurs écoles, Volet 2 : Les trois gouttes d'eau de Michel Temer.
Anne-Dominique Correa pour Fanny Lothaire