Un couple d'une trentaine d'années arborant un T-shirt aux couleurs du Brésil ; un chien ; deux bébés. Et une employée domestique. Noire. Telle est la composition de la photo qui a agité la toile brésilienne au cours des dernières 48 heures.
Le fameux cliché a été pris par un photographe anonyme lors des manifestations du 13 mars, à Ipanema, quartier phare de Rio. L'image est floue, la scène plutôt banale… Et pourtant, la photo a déclenché une véritable polémique sur les réseaux sociaux.
Un géant pas si métissé ….
"Cette photo illustre parfaitement ce qu'il se passe aujourd'hui au Brésil", explique Vinicius, étudiant de 21 ans originaire de São Paulo. A l'instar de Vinicius, pour beaucoup de Brésiliens, ladite photo constitue un véritable symbole : le symbole d'un pays profondément inégalitaire, marqué par des divisions socio-raciales prégnantes.
Les principaux médias du pays insistent sur la dimension considérable des manifestations, soulignant leur caractère historique. Le Brésil serait en ébullition, animé et uni par un même ras-le-bol politique. Néanmoins, à y regarder de plus près, le pays semble bien plus divisé qu'il n'y paraît. En effet, parmi les quelques 3,5 millions de manifestants du 13 mars, l'immense majorité était blanche. Et pourtant, depuis 2011, plus de la moitié de la population brésilienne, soit 110 millions de personnes, est noire. Autre détail : 77% des personnes qui participaient aux manifestations jouissaient d'un niveau d'éducation largement supérieur à celui de la population brésilienne. Et 40% recevaient un salaire 10 fois supérieur au salaire brésilien moyen.
Ce dimanche 13 mars, ce n'est donc pas le Brésil tout entier qui est sorti dans les rues. Les rangs de manifestants ne comptaient (quasiment) ni noir, ni pauvre. A l’exception, bien entendu, des employés domestiques, des vendeurs ambulants et des employés de la Police Militaire. Les cris de colère étaient ceux d’une élite, la voix d’une minorité.
La Bolsa Familia, ce nouveau péril "communiste"
Et si la minorité a défilé, ce n'est pas au nom de tous, bien au contraire. A en croire Vinicius et de nombreux internautes, l'élite blanche utilise le fléau de la corruption comme prétexte pour attaquer le Parti des Travailleurs (PT), actuellement au pouvoir. "L'élite perçoit le gouvernement comme une menace pour ses privilèges. En réalité, elle n'est pas concernée par la moralité ou l'honnêteté, elle a toujours été dirigée par un gouvernement corrompu" dénonce Antonio Nascimento, militant pour les droits de l'homme dans la région de Bahia.
Depuis l'arrivée au pouvoir du Président Lula, en 2002, le PT a mis en place plusieurs mesures en faveur des groupes sociaux les plus défavorisés. Parmi elles, la politique des quotas et la fameuse "Bolsa Familia", programme destiné à lutter contre la pauvreté. Une initiative fructueuse, qui a permis de sortir 36 millions de Brésiliens de l'extrême pauvreté. Mais pour une tranche de la population, ces actions constituent des tentatives pour "communiser" le Brésil.
C’est cette même tranche de la population qui a défilé ce 13 mars, allant jusqu’à arborer des T-shirts ornés du slogan "100% Anti-communisme". Certains prônaient ouvertement la fin de la Bolsa Familia, perçue comme un assistanat. Ainsi, pour l’une des manifestantes de São Paulo, "Les pauvres passent leur temps à boire de la pinga (NDLR : rhum brésilien) et à faire des enfants. Personne ne veut travailler".
Barbouillage et concert de rock : en avant la démocratie !
Brouillé par des considérations d‘ordres distincts, le discours des manifestants se révèle donc quelque peu confus. Officiellement, les protestations du 13 mars se revendiquent porteuses de transparence, par opposition aux scandales de corruption entachant l’action du gouvernement. Mais elles expriment surtout un désir de préservation de l’ordre, une volonté de conserver la hiérarchie sociale actuelle. Les manifestations incarnent la réaction conservatrice d’une minorité soucieuse de maintenir ses privilèges, angoissée par les avancées sociales des plus vulnérables. « Cette marche n’est pas seulement contre Dilma et en faveur de sa destitution. Elle est aussi contre les droits de l’homme et les conquêtes sociales », analyse Antonio Nascimento. Sous couvert du combat politique, c’est donc une véritable lutte sociale que semble initier l’élite blanche.
Une lutte qui s’est matérialisée à travers plusieurs scènes de racisme explicite. Dans les rues de São Paulo, un homme blanc a par exemple arboré un panneau représentant le visage de la présidente Dilma Roussef peint en noir, en allusion à l'artiste noir brésilien Mussum, accompagné d'un slogan imitant l'accent de ce dernier. Dans le même genre, un homme au visage barbouillé de noir a simulé un acte de pendaison, devant plusieurs familles amusées (voir ci-dessous). A Rio de Janeiro, des Noirs ont été traités d’ « infiltrés » et expulsés de la manifestation par la Police Militaire.
Le tout dans une ambiance carnavalesque, marquée par la démesure et la profusion. Pour garantir le spectacle, les organisateurs ont déployé des moyens sans précédent. A São Paulo, les manifestants ont pu profiter d'un concert de rock en direct, de projections lumineuses et de chars diffusant de la musique. Le défilé était attractif, l'élite s'est amusée, c’est le principal.
"Le problème, c'est la corruption du Brésilien lui-même"
Ainsi, si la photo du couple et de son employée noire a déclenché une vague de réactions, c’est parce qu’elle révèle l’autre visage des manifestations. Derrière le combat politique, se trame une lutte socio-raciale. Une lutte que les internautes se sont chargés de dénoncer, à l'aide de tweets enflammés et de caricatures. Certains sont allés jusqu'à établir un parallèle entre la fameuse photo et une série de peintures réalisées par le peintre français Jean-Baptiste Debret lors de sa venue au Brésil, en 1816. Une subtile façon de souligner le poids du système esclavagiste et la prégnance de la ségrégation raciale.
Sous le voile de l’unité, se dessine de nombreuses fêlures, construites et entretenues par une élite. Cette élite blanche qui, sous couvert du combat contre la corruption politique, cherche avant tout à maintenir ses privilèges. Qui prône l'intégrité et la transparence tout en se complaisant au sein d'une culture profondément imprégnée par des inégalités socio-raciales. Qui revendique la démocratie mais la tue dans l’oeuf. « Le problème n’est pas la corruption du gouvernement, c’est la corruption du Brésilien lui-même », conclut Vinicius, la voix teintée de pessimisme.
Marie Gentric pour Fanny Lothaire