Depuis plusieurs jours, c'est devenu une habitude : les manifestants se réunissent sur l'Avenue Paulista pour danser, siffler et exprimer leur colère contre le gouvernement. Maquillés, habillés de jaune et vert, ils battent le pavé pendant des heures, chantant en choeur contre Dilma.
Beaucoup sont euphoriques, d'autres plus blasés. Elisabeth, 54 ans, fait partie de la deuxième catégorie. Un peu à l'écart, cette sociologue retraitée observe la foule qui s'agite sous ses yeux. Depuis la semaine dernière, elle prend part aux manifestations anti-gouvernement. "Je ne suis d'aucun parti politique, je suis simplement contre la corruption et en faveur de l'opération Lava Jato (NDLR : enquête concernant une affaire de corruption qui implique la société nationale de pétrole Petrobras) " affirme-t-elle d'une voix posée. Son calme contraste étrangement avec l'attitude de ses congénères, à l'allégresse expansive. Mais Elizabeth n'est pas là pour prendre des selfies, ni pour boire une bière en posant devant le drapeau national. Ses phrases dénotent une préoccupation profonde, une conscience politique inquiète. "Moi, je défends la République. Or, dans une République, les lois sont les mêmes pour tous, aucun citoyen ne passe au-dessus". Une référence à l'ex-président Lula, poursuivi pour corruption mais récemment nommé Ministre de la "Casa Civil" (NDLR : l'équivalent du Premier Ministre en France) par Dilma.
"Notre drapeau ne sera jamais rouge"
A quelques mètres d'Elizabeth, la plupart des manifestants affichent une fébrilité volubile. Des drapeaux à la main, des sifflets dans la bouche, ils s'en prennent directement à la figure de leurs représentants politiques. Les insultes fusent. "Dilma menteuse", "Lula voleur" hurlent-ils. Avant d'entamer un slogan à l'unanimité, scandant d'une même voix : "A nossa bandeira jamais sera vermelha" (Notre drapeau ne sera jamais rouge). Pour beaucoup, le PT (Parti des Travaillistes) incarne en effet l'ombre d'une menace communiste planant sur l'Amérique Latine depuis la révolution cubaine de 1959. Le discours de Nicolau, banquier de 22 ans, reflète cette peur diffuse : "Le gouvernement du PT a pour objectif de rester au pouvoir pendant trente ans. Son plan est d'instaurer un régime communiste, exactement comme à Cuba".
Une ambulance, des policiers et des frictions
Vers 19h, alors que la nuit commence à tomber, la protestation prend un nouveau tournant. Les manifestants se réunissent au milieu de l'avenue, bloquant la circulation routière pendant de longues minutes. Les taxis klaxonnent, certains conducteurs abandonnent leur véhicule. Ils sont habitués. "Ca fait plusieurs jours que l'on fait ça", explique l'une des manifestantes.
Mais ce soir, la situation est plus tendue qu'à l'accoutumée. La cause : une ambulance pressée, transportant un blessé, et désireuse de se frayer un passage parmi la marée humaine. Si la plupart des manifestants acceptent de s'écarter, les plus forcenés d'entre eux refusent de bouger. La bonne ambiance des débuts se dégrade rapidement et laisse place à une tension palpable. La police intervient, freinant de justesse les quelques altercations naissantes. Elle menace de recourir à la force et d'expulser les manifestants. Le visage grave, l'un d'entre eux lâche : "Quand on voit ça, on se dit que le Brésil va mal. J'ai peur que ça ne dégénère en guerre civile". Finalement, la situation s'apaise sans encombre. L'ambulance passe, la police s'éclipse et les drapeaux recommencent à s'agiter.
Le Brésil, ce géant qui marche sur des oeufs
Une semaine après les manifestations monstres qui ont secoué le pays, réunissant plus de 3 millions de Brésiliens, les anti-Dilma semblent donc toujours aussi déterminés. Pendant plus de 6 heures, ils ont battu le pavé. Et ils affirment qu'ils continueront jusqu'à ce que Dilma quitte le pouvoir. Sur leur visage, nul signe de fatigue, ni de lassitude. Pourtant, leur euphorie laisse pointer quelques indices de nervosité. Pour une bonne partie des manifestants, la possibilité d'un violent dérapage est bel et bien présente. Depuis quelques jours, le Brésil marche sur des oeufs, oscillant entre allégresse, peur et frictions. Un étrange cocktail, aux effets encore inconnus.
Fanny Lothaire et Marie Gentric, depuis São Paulo
Merci à Renor Oliver Filho pour les photos