Dimanche, la Mannschaft joue son premier match à la Coupe du monde, et les rues regorgent déjà de drapeaux noire-rouge-or. Mais la relation des Allemands avec leur emblème national est quelque peu ambiguë : il est toujours - et à tort - associé au national-socialisme.
Une mer de drapeaux noir-rouge-or. C’est l’image des fan zones qui fleurissent dans la bonne humeur partout en Allemagne à l’occasion de la Coupe du monde. Mais c’est aussi le visage des manifestations des partis d’extrême-droite AfD et Pegida, qui ont détourné le symbole du drapeau allemand ces dernières années. En raison de l’histoire sombre du pays, le drapeau tricolore souffre d’une connotation nationaliste, ce qui rend difficile pour une grande partie de la population de s’y identifier - sauf, quand joue la Mannschaft !
"Tabou émotionnel"
Comme d’autres nations, les Allemands adorent célébrer l’événement qu'est la Coupe du monde en se parant des couleurs nationales. Mais contrairement à d’autres coins du monde, manifester sa fierté nationale est rare et quelque peu délicat en Allemagne. D’après une étude de chercheurs américains menée entre 1995 et 2004, les Allemands sont un des peuples les moins patriotiques du monde - un symptôme de leur histoire, nous explique le psychologue du développement et de l’éducation Ulrich Schmidt-Denter : “C’est la conséquence que l’on tire du national-socialisme et de l’Holocauste”, explique celui qui a travaillé pendant de longues années sur le rapport des jeunes Allemands à leur patrie. “L’identité nationale est un tabou émotionnel, le résultat d’une éducation délibérément centrée sur l'identité, notamment dans les cours d’histoire : on consacre un temps disproportionné aux douze années de national-socialisme.”
Infogram
Après deux guerres mondiales perdues et les horreurs de l’Holocauste gravées dans l’Histoire du pays, brandir son drapeau est longtemps resté inimaginable pour les Allemands. Or, ce drapeau noir-rouge-or n’a jamais servi aux Nazis. Son histoire commence probablement au début du 19e siècle : des sociétés d’étudiants se battaient sous ces couleurs pour une Allemagne unie après que Napoléon a brisé le Saint Empire romain germanique et que les 37 états allemands n’existaient plus qu’en confédération. Lors de manifestations historiques comme la Fête de Hambach en 1932, ils réclamaient également la liberté de la pensée et de la presse - le noir-rouge-or est alors devenu le symbole de la démocratie et a été utilisé en tant que tel par le Parlement de Francfort en 1848, puis par la République de Weimar en 1919. Les nazis détestaient cet emblème de la république et le remplaçaient par le noir-blanc-rouge de l’empire germanique, puis par la croix gammée.
Récupération idéologique par l'extrême-droite
C’est seulement après la chute d’Hitler que l’Allemagne va adopter son célèbre drapeau pour de bon, en tant que symbole de la démocratie outre-Rhin. Pourtant, cette symbolique-là est ambigüe selon Samuel Salzborn, politologue et professeur invité à l’Université technique de Berlin pour la recherche sur l’antisémitisme : “La “liberté” que réclamaient les sociétés d’étudiants à l’époque n’était que la liberté de la nation ethnique, avec des connotations antisémites massives”, alerte-il. “Certaines parties du milieu d’extrême-droite s’y réfèrent aujourd’hui en employant le drapeau.”
En effet, au niveau politique, le drapeau tricolore allemand se fait actuellement “pirater” par les nouveaux mouvements populistes de droite : l'AfD (“Alternative pour l’Allemagne”) et Pegida (“Européens patriotes contre l’islamisation de l’occident”) se sont appropriés le symbole dans leurs manifestations anti-Europe et anti-Islam. Pas étonnant selon le professeur Schmidt-Denter : “Puisque l’État et les citoyens honnêtes abandonnent le terrain, il est logique qu’il soit occupé par d’autres”, ironise-t-il. Quand 25 000 Allemands se sont rassemblés à Berlin il y a trois semaines pour s’opposer à la manifestation de l’AfD, c’était une belle foule colorée - mais le noir-rouge-or, on ne pouvait le voir que du côté de l’extrême-droite.
Le football comme "patriotisme de fête"
Dès qu’il s’agit de foot en revanche, les Allemands veulent bien reprendre possession de leur drapeau, qu’ils affichent alors fièrement. Le sport semble offrir l’identité collective positive qui manque à cette société, dont les divisions deviennent de plus en plus évidentes depuis la crise des réfugiés de 2015. “Que l’on puisse célébrer la symbolique nationale au football, c’est comme des petites vacances de la posture restrictive habituelle”, ajoute le professeur Schmidt-Denter.
Quand les Allemands, dans un sursaut de fierté nationale, brandissent lors de temps-forts sportifs le même drapeau qu’ils méprisent le reste de l’année, médias et chercheurs aiment parler de Party-Patriotismus, de “patriotisme de fête”. Le terme date de la Coupe du monde de football de 2006, qui a marqué un vrai tournant dans le rapport des Allemands à la symbolique nationale : la compétition organisée à domicile avait transformé le pays entier en une seule grande communauté en fête, et pour la première fois, grands et petits drapeaux submergeaient les façades, voitures, les visages des fans. Les Allemands l’appellent aujourd’hui leur “Sommermärchen”, leur conte d’été. Autour du football, ce sport national, s’est créée une nouvelle fierté d’être allemand, et une autre manière de le célébrer qui a réhabilité le drapeau. “On n’a pas seulement brandi des drapeaux”, précise le professeur Schmidt-Denter, “mais il y a aussi eu des scènes de fraternisation, on était ravis d’accueillir en Allemagne le monde entier. C’était d’ailleurs le moment où les jeunes allemands d’origine immigrée se sentaient le plus à l’aise, parce que c’était un lien unificateur.”
Pourtant, aux yeux du professeur Salzborn, la façon dont le noir-rouge-or fédère les masses lors d’une Coupe du monde n’est pas tout rose : “Par le biais d’événements de foot majeurs, certains veulent faire croire que l’Allemagne a une histoire nationale “normale” et réhabiliter silencieusement des logiques ethno-nationalistes. Ces événements sont utilisés comme catalyseurs : on fait semblant de ne faire “que” ce que font aussi les fans d’autres nations, mais cela s’inscrit quand-même dans une conception de la nation qui exclut et discrimine.” En effet, le nombre de délits commis pour le compte de l’extrême-droite a atteint un niveau record au cours de l’année 2006, lors de la Coupe du monde.
Mais si la limite est fine entre patriotisme positif et négatif, le professeur Schmidt-Denter insiste pour ne pas stigmatiser la communauté éclectique qui se rassemble autour du football : “Une telle argumentation participe plutôt à ce que les Allemands se sentent réprimés dans leur identité nationale par les élites. Cela peut être contre-productif !”
Cet été, des millions de fans de foot vont brandir leur drapeau en soutien à une équipe nationale, qui par ses joueurs incarne la mixité culturelle et l’intégration en Allemagne. Face aux récentes manifestations de l’extrême droite sous ces mêmes couleurs, peut-être que cette Coupe du monde 2018 sera l’occasion pour beaucoup d’Allemands de se réapproprier leur drapeau - en tant que symbole de l’unité et du vivre-ensemble.
Par Anja Maiwald