« Interroger un pays disparu qui est encore là », c’est l’objectif de l’exposition Eclats DDR/RDA présentée à l'Institut français de Berlin. Une mise en scène audacieuse d'objets glanés dans des lieux abandonnés de Francfort-sur-l'Oder. Ou quand l'exploration urbaine s'enrichit du travail des historiens.
Le photographe Pierre-Jérôme Adjedj et les deux historiens Rita Aldenhoff-Hübinger (Université européenne Viadrina à Francfort-sur-l’Oder) et Nicolas Offenstadt (Université européenne Viadrina et Paris-Sorbonne) ont arpenté la ville de Francfort-sur-l’Oder sur les traces des vestiges de la RDA. Comme le souligne Nicolas Offenstadt, « Francfort-sur-l’Oder n’est pas une ville très visitée donc il y a une touche d’authenticité supplémentaire ». Des papiers envolés, des anciens tableaux, des téléphones, autant d'objets oubliés, retrouvés dans des bâtiments en ruine de cette ville de l’ex-Allemagne de l’Est. Ce sont les traces d'un quotidien oublié de tous, de bâtiments laissés à l’abandon: rien ne justifierait leur entrée dans un musée. Nicolas Offenstadt parle de « présence-absence » : la présence de l’objet devant nous aujourd'hui nous permet de rendre compte d’un passé qui n’est plus.
L’objet, c’est aussi un médiateur de la pensée, la preuve physique de l'Histoire et de son empreinte sur les mentalités. Pour Nicolas Offenstadt, « la nouvelle Allemagne a voulu délégitimer la RDA en disant, ‘tout ça c’est un monde terminé, le socialisme n’avait pas lieu d’être, c’est un échec économique et politique’. Pour beaucoup de gens les choses sont bien différentes, parce qu’ils ont parfois vécu une vie agréable en RDA. Ils rappellent aussi toutes les réalisations de la RDA par rapport à ce qu’ils n’ont plus : la sécurité de l’emploi, la sécurité sociale au sens général, un certain nombre d’institutions de protection comme les crèches etc… ».
Voir l'Histoire autrement
Dans l'exposition, le visiteur se sent libre, presque trop libre. Mais c’est l’effet escompté. Il se trouve devant 18 objets mis en perspective par une photo et un texte. De l’objet il ne sait rien, et la photo est encore plus énigmatique. La plongée dans l'atmosphère de la RDA n'en est que plus saisissante, chaque texte venant expliquer comment les choses se passaient avant. La presse en RDA, l’alcoolisme, la présence russe… des bribes historiques sont lancées, à chacun de créer des liens. C’est la vision de Nicolas Offenstadt : « c’est une position historique : l’éclat peut raconter l’Histoire tout autant que la continuité. […] C’est un choix intellectuel: parfois on arrive à s’ancrer dans le passé à partir d’un éclat ».
L’exposition permet donc de voir l’Histoire autrement, à partir de petits instants qui ont été oubliés, et qui n’ont pas participé aux grands mouvements historiques. Cette démarche permet de « laisser une appropriation aux gens et de les amener à une réflexion historienne mais sans leur imposer un discours » ajoute l’historien.
Explorer, ne jamais reconstituer
Pour le photographe Pierre-Jérôme Adjedj, la scénographie n’a pas été simple à mettre en place. « On voulait qu’il y ait cette dimension exploratoire mais sans jamais tomber dans la reconstitution » explique-t-il. « Les objets en eux-mêmes n’ont aucune valeur. Ce sont des objets du quotidien donc il n’y a aucun sens à les mettre sous une cloche, à magnifier l’objet » ajoute-il. C’est pour cela qu’il a fait le choix avec Simon Drevet, secrétaire général de l’Institut français, de ne pas présenter les objets derrière des vitrines. Les photos sont à même le mur, sans cadre. De même, les textes, avec une police de caractère de la RDA, sont sur des feuilles volantes, accrochées à un clou, pour qu'on puisse les emporter chez soi. Toute l’ambiguïté de la mise en scène d’un objet du quotidien, sans valeur, permet de placer le visiteur dans l’exploration et la réflexion. Le tout donne l'impression de s'adonner, dans le confort d'une exposition, à l'urbex, pour exploration urbaine, cette activité qui consiste à se glisser dans les lieux construits par l'homme, abandonnés ou non mais en général interdit d'accès.
L'urbex renvoie d'ailleurs à ce duo art-histoire constamment présent dans l’exposition. L’historien et le photographe s’accordent pour dire qu’ils voient les objets avec un nouveau prisme : esthétique pour l’un, historique pour l’autre. L’art permet d’être « un médiateur pour les personnes qui n’ont pas forcément de passion pour la RDA » explique Nicolas Offenstadt. C’est un moyen de découvrir l’Histoire autrement. Pour Pierre-Jérôme Adjedj, « cela a apporté quelque chose de plus d’avoir des éclairages historiques in situ ». Cela donne une autre liberté. Le photographe se réjouit : « les visiteurs de tous âges et de tous profils se retrouvent à jouer le jeu, à s’emparer vraiment de l’exposition ».
Par Sibylle Aoudjhane
Exposition à l'Institut français jusqu'au 29 juin
Kurfürstendamm 211, 10719 Berlin
Lundi-Vendredi : 09:00–13:00, 14:00–18:00 Samedi : 11:00–15:00