[ÉDITO] L’Allemagne n’a pas d’avenir, si elle ne change rien

La réussite du pays cache des faiblesses importantes, potentiellement insurmontables si rien n’est fait aujourd’hui. Et justement, rien, ou presque, n’est fait ni prévu.

Les Allemands sont des somnambules. Ils avancent en dormant. Ne les réveillez surtout pas ! Voilà le sentiment que laisse cette campagne pour les élections fédérales, et, au premier chef, celle que mène Angela Merkel. La chancelière consacre l’essentiel de son énergie à défendre son bilan. Qui pourrait lui reprocher ? Sur le papier, ce bilan est bon : une croissance soutenue, un chômage historiquement bas, des recettes fiscales qui explosent, un budget excédentaire. D’ailleurs, une majorité d’Allemands considèrent que leur situation économique est bonne. Sauf énorme surprise, ils vont, les yeux fermés, permettre à leur chancelière d’enchaîner un quatrième mandat.

Précarité, pauvreté, infrastructures en ruine...

Mais cette bonne santé de l’Allemagne cache une réalité moins reluisante. La précarité est de plus en plus répandue : depuis 2005, le nombre de salariés qui exercent une activité atypique (mini-jobs, temps partiels, interim) est passé de 6,8 à 7,6 millions. Un million de retraités doivent aujourd’hui travailler pour compléter des pensions souvent faméliques. Conséquence, le taux de pauvreté est passé de 10% en 2000 à 16,7% en 2015, à tel point que le FM.I. a conseillé à l’Allemagne d’agir…

Les infrastructures ? Elles sont indignes de la première puissance économique d’Europe. Près de 20% des autoroutes, 40% des routes, 46% des ponts nécessitent des travaux en urgence. Pour entretenir, rénover ou construire de nouvelles écoles, il manquerait 34 milliards d’euros dans les caisses. Seuls 1,8% des habitations sont connectées à la fibre optique.

Certes des annonces ont été faites, de l’argent est mis sur la table : 3 milliards pour le numérique, 20 milliards en 2016 pour les réfugiés, 13 milliards pour les routes. Ce sont des rustines, tant l’accumulation des chantiers rend l’équation impossible à résoudre, surtout avec le « schwarze null », l’obligation constitutionnelle de respecter l’équilibre budgétaire. Comment le pays va-t-il faire quand, d’ici deux ou trois ans, des centaines de milliers de réfugiés vont se retrouver sur le marché du travail, comment son système de retraite va-t-il encaisser le choc quand les baby-boomers vont faire valoir leurs droits ?

La tentation de l'immobilisme, le risque du populisme

A ce rythme, l’Allemagne va dans le mur, et pourtant cela n’a pas l’air d’inquiéter grand monde. Si tout va bien aujourd’hui, pourquoi tout changer demain ? L’absence de projection à 10, 20 ans, est un signe inquiétant. Au tournant des années 2000, quand l'Allemagne était "l'homme malade" de l'Europe, le chancelier Schröder avait lancé l'Agenda 2010 pour administrer un traitement de choc au marché du travail. Certes, ses effets sont aujourd'hui contestés, mais curieusement, ce qui fut un tournant majeur pour le pays n'incite pas les responsables d'aujourd'hui à envisager la même chose pour les années à venir, que ce soit sur les infrastructures, l'enseignement, l'intégration. Un Agenda 2030 ? 2040 ? Dans cette campagne pour les élections fédérales, la chancelière pouvait difficilement faire ce genre de proposition, cela reviendrait à jeter de l’ombre sur son bilan, avouer qu’elle n’a pas eu de vision à long terme pendant ses 12 années de mandat. Tout juste promet-elle le plein emploi en 2025, sans beaucoup détailler les moyens d’y parvenir, et de mettre 12 milliards au pot pour les infrastructures. En face, le social-démocrate Martin Schulz est inaudible. Son programme sur la justice sociale ne prend pas, mais cela n'est pas une surprise: une majorité d’Allemands pense que la réduction des inégalités n’est pas la première des priorités. Et vue de France, la situation apparait pleine d’ironie. C’est à Paris que le pouvoir s’affiche aujourd’hui comme réformateur. Et l’Allemagne, si longtemps donneuse de leçons en la matière, semble verser dans l’immobilisme.

En attendant, parce que les grands partis peinent à se distinguer, parce que de plus en plus d’électeurs ont l’impression que leur choix n’a pas d’influence sur le cours des choses, les populistes prospèrent. Il fallait pourtant entendre certains éditorialistes et responsables politiques allemands quand le parti AfD (Alternative pour l'Allemagne) atteignait les 15% d'intentions de vote au moment de la crise des réfugiés. « Feu de paille », « succès conjoncturel », « les choses vont se tasser ». Avant de renvoyer à l’interlocuteur français : l’Allemagne n’est pas la France, l’AfD n’est pas le Front National. Certes l’AfD a baissé dans les sondages mais elle se maintient à un haut niveau, autour de 10%. Et elle ne cesse de s’enraciner localement, beaucoup plus rapidement que ne le fit le FN en France. Elle est présente désormais dans 13 parlements régionaux sur 16, avant demain d’avoir sans doute plus de 50 députés au Bundestag, grâce à la proportionnelle. Si la CDU et le SPD reconduisent leur grande coalition, les populistes pourraient bien se positionner comme la première force d’opposition au Bundestag. De quoi conforter leur place dans le paysage politique allemand pendant des années. Ce sera d’autant plus facile pour eux si une frange toujours plus importante de la population a l’impression que rien ne change…

 

Par Amaury Guibert