Goethe, Bach, bretzels et bière, tout cela fait penser aux Allemands et pourrait se résumer en un mot: « leitkultur ». Il désigne une « culture dominante » ou « culture de référence » qui serait le berceau de l’identité allemande. Mais que mettre dans ce mot-valise ? Avec les élections législatives qui s'annoncent, le virulent débat sur l’identité allemande refait parler de lui.
La "Leitkultur", ou comment définir l'identité allemande
Le concept de « leitkultur » remonte aux années 2000. C’est le philosophe Bassam Tibi qui introduit le terme dans son livre Europa ohne identität (L’Europe sans identité). Un ouvrage qui met en avant la nécessité d’une « essence de la culture de la modernité : la démocratie, la sécularité, les Lumières, les droits de l’Homme et la société civile ». À cette époque, le chef du groupe parlementaire de la CDU, Friedrich Merz, avait appelé à une « culture dominante » libre et démocratique. Depuis, le sujet ne s'est jamais totalement refermé et il est plus que jamais à l’ordre du jour alors que le ministre allemand de l’Intérieur, Thomas de Maizière, met en avant une « culture dominante » pour intégrer les réfugiés arrivés en Allemagne.
Les termes du débat sont placés. Les uns s’insurgent : imposer une « culture dominante » comme le suggère le ministre de l’Intérieur insinuerait qu’il y a une hiérarchie dans les cultures. Les autres raisonnent en unité culturelle qui est bien présente au sein du peuple allemand. Un article du quotidien le Tagesspiegel, (« Für eine Freud-Kultur »14.05.17) analyse cette « fierté » de l’identité allemande en termes freudiens. Ce serait pour son auteure, Caroline Fetcher, une forme de représentation de la culture au dépend des autres. « À travers les symboles collectifs, se construit la nation » afin de rassembler un « peuple homogène » qui ne serait pas forcément rattaché à un territoire. Elle analyse cette conception de l’identité de la nation comme une fierté patriotique, « pour se mettre en avant et marginaliser les autres ».
La crise des migrants relance le débat
A quatre mois des élections du 24 septembre à l'issue desquelles la chancelière Angela Merkel vise un quatrième mandat, Thomas de Maizière a refait surgir le débat dans le quotidien Bild. Le journal y consacre une double page, avec un titre politiquement et grammaticalement risqué, « Nous ne sommes pas la burka ». Le ministre y expose en dix points sa vision de « la culture de référence »: des valeurs empruntes du protestantisme comme « l'ardeur à la tâche », des engagements politiques comme le « patriotisme éclairé » ou l'attachement à l'Europe, ainsi que les grands noms de la culture allemande comme Bach ou Goethe. Le ministre chrétien-démocrate juge aussi que cela implique de « serrer la main » au sexe opposé et de « montrer son visage » plutôt que de porter une « burka ».
Pour le directeur de l’institut Goethe, Klaus-Dieter Lehman, la langue est vraiment le point central de la question (Tagesspiegel,« Wider die eine Leitkultur für alle », 14.05.17). Dans un pays où 20 millions de personnes ont des origines étrangères, la langue est pour lui « la clef de l’intégration » afin de « participer à la société ». Cette « leitkultur » n’est pas seulement utile pour les immigrés mais aussi pour les allemands qui s’intègrent dans leur société grâce à la langue. Pour lui, la « leitkultur » est surtout une « culture d’accueil en tant qu’aide humanité instantanée », dans une période où la vitesse des migrations a explosé.
Un débat électoraliste ?
En voulant remettre au goût du jour un discours employé sans grand succès au début des années 2000 par les conservateurs, le ministre de l'Intérieur s'est retrouvé accusé de dérive électoraliste. Le Tagesspiegel estime ainsi que la « CDU a découvert l’Alternative für Deutschland (AfD) qui sommeillait en elle » et un cadre du parti Vert a qualifié le ministre « de fauteur de trouble droitier ». Ainsi en relançant un tel débat, la CDU est accusée de vouloir s’attirer les voix du parti populiste AfD. Un parti qui a perdu beaucoup de points dans les sondages depuis l’automne dernier.
Le concept de « leitkultur » est critiqué par tous les autres partis. Sigmar Gabriel, ministre des Affaires étrangères, du parti social-démocrate SPD, a un avis très tranché sur la question. Il a dénoncé « la culture dominante » dans un discours à Venise à l'ouverture de la Biennale le 13 mai. Pour lui la « leitkultur » est « une compréhension, ou plutôt : une mauvaise compréhension qui part du principe que l’art doit surtout démontrer la supériorité nationale s’opposant à d’autres formes de cultures et arts voisins. […] Cela engendre des barrières, premièrement dans la tête, mais aussi en dernière conséquence entre les personnes, au sein de la société, au sein des Länder ». « Nous ne pouvons pas trouver une solution, dans laquelle nous essayons de chercher un ‘étalon-or’ exclusif pour définir la culture » ajoute-il. Il cite l’article 5 de la constitution allemande : « L’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres » puis se réjouit des débats qui se sont développés autour de la « leitkultur », mais, pour lui, tout réside déjà dans la constitution.
Sur Twitter, les internautes s'en sont donnés à cœur joie, moquant le ministre à coup de photomontages montrant choucroute et nains de jardin, des clichés bien germaniques:
Et pourtant, selon deux sondages, la moitié des Allemands approuve le concept de « culture de référence », alors qu'aujourd'hui le pays compte quatre millions de musulmans pour 80 millions d'habitants. Uwe Liebrecht, 61 ans, est de ceux-là. Pour lui, les immigrés « doivent essayer de s'intégrer à notre culture », d'autant que, selon cet aide-soignant interrogé par l'AFP, les Allemands « sont en train de devenir une minorité ». De tels propos hérissent à l'inverse Gerda Felgner, une enseignante retraité de 68 ans: « définir une culture de référence signifie en exclure d'autres ». Au sein de la société comme du gouvernement, le débat est loin d'être clos.
Par Sibylle Aoudjhane