Métaphore d’une pandémie, La Fiévre d’Urbicande, chef-d’œuvre du 9e art de François Schuiten et Benoît Peeters, a retrouvé ses couleurs à la faveur du confinement, trente-sept ans après sa création.
La Fièvre d’Urbicande avait laissé à ses auteurs le sentiment d’un élan inachevé. Nous sommes en 1983. Le récit commence à être publié dans le magazine A Suivre. François Schuiten et Benoît Peeters se rendent rapidement compte qu’il leur faudra plus de pages que dans Les Murailles de Samaris, le premier tome de la série. Un enthousiasme créatif qui va imposer le noir et blanc sur l’album : « La règle ne souffrait alors pas d’exception chez notre éditeur Casterman. Avec un format classique de quarante-huit pages, on bénéficiait de la couleur. Quand on dépassait cette pagination, ça devenait un album souple en noir et blanc », se souvient le scénariste Benoît Peeters.
Les débuts des Cités obscures
La bande dessinée va pourtant faire son chemin en noir et blanc. Elle va recevoir le prix du meilleur album au Festival d’Angoulême en 1985. Elle marque aussi les débuts de la formidable saga des Cités obscures créée par le duo Schuiten et Peeters. Plus d’une vingtaine d’œuvres complèteront la série utilisant diverses formes de narration comme le conte pour enfant, la vidéo ou le récit illustré. Le monde décrit ressemble au nôtre, dans un passé proche et technologiquement différent. Les auteurs nous plongent dans une sorte de 19e siècle tardif et futuriste. Les sociétés sont coercitives, structurées et l’architecture est centrale presque obsédante dans les récits. François Schuiten est exigeant et précis avec son trait. Les perspectives, les alignements, les décors intérieurs et extérieurs sont minutieusement inventés et parfaitement dessinés. C’est son style, l’artiste n’aime pas l’à-peu-près. Il ne pouvait laisser son histoire inachevée.
En résonnance avec la pandémie
L’histoire est celle d’une pathologie inconnue jusqu’alors dans la ville d’Urbicande. Elle est troublante de ressemblance avec notre histoire, celle d’une société malade d’un coronavirus. Sans en comprendre le mécanisme et l’origine, une structure métallique se répand dans la cité. Elle grandit de jour en jour et finit par gagner toute la ville. Comment réagissent ses habitants ? Urbicande, cité à l’architecture écrasante et au pouvoir politique fort pourra-telle survivre ? Dans une interview accordée en septembre 1983 au magazine A Suivre, François Schuiten donne une clé de lecture : « La question que pose La Fièvre d’Urbicande devient donc : quelle serait la forme d’agression la plus à même de contester efficacement un univers comme celui-là ? ». Ce qui n’a pas été prévu sera l’amorce de changements radicaux.
Les nuits colorées du confinement
Fait glissade, c’est sous une autre fièvre, celle de notre pandémie, que l’album sera mis en couleur. Le graphiste Jack Durieux en est l’artisan. Il est le frère jumeau de Laurent Durieux qui avait réalisé les couleurs du Dernier Pharaon, l’album de Blake et Mortimer dessiné par François Schuiten et publié en l’année dernière. « Jack a abordé le livre avec un regard neuf et une liberté qui confèrent à l’album une grande modernité. Moi-même, j’aurais été bien incapable d’un tel résultat », explique François Schuiten. Jack Durieux y passera les nuits singulièrement calmes du confinement. Délivrant en télétravail au petit matin les planches transformées par les couleurs. Il n’a retouché aucun des traits, aucun des contours. Il interprète sans déformer avec le rose, le parme ou le bleu. Jack Durieux est le talentueux chef d’orchestre en gammes chromatiques d’une partition écrite il y a presque 40 ans par Schuiten et Peeters. L’album peut être lu ou relu indépendamment du reste de la série qui n’en est d’ailleurs pas vraiment une. La Fièvre d’Urbicande a toute sa place au pied du sapin.
La Fièvre d'Urbicande de François Schuiten, Benoît Peeters et Jack Durieux. Editions Casterman. 24 €. Il existe une version luxe de l'album à 165 €.