Après plus de 10 ans d’absence, Théodore Poussin reprend la mer dans un nouvel album brillant comme le soleil des tropiques et sombre comme les passions tristes que le héros va chercher à satisfaire.
Dans les premières pages du Dernier voyage de l’Amok, le personnage de Frank Le Gall est devenu un traîne-savates dans les bouges de Singapour. Il rumine la perte de sa cocoteraie qu’un pirate, le Capitaine Crabb, lui a subtilisée. Cette île volée, il va tout faire et tout se permettre pour la reconquérir. Affréter un bateau, acheter un équipage, vendre à découvert, manipuler ses proches et affronter de grands dangers. Frank Le Gall signe un superbe récit dans ce treizième album. Pour le souffle épique, le dessinateur et scénariste a planté un décor, l’Asie des années vingt, qui pousse à l’aventure. Les mers du sud, la moiteur de ses ports, le sable blanc des archipels, les bateaux à voiles qui craquent et les marins crochus.
La densité de l’histoire, comme dans tous les très bons récits d’aventure, tient à la psychologie des personnages. Frank Le Gall noircit l’âme de Théodore Poussin. Sans tout vous dévoiler, le marin va contraindre son équipage à une reconquête obsédante qui ne concerne pourtant que lui. Et le bilan sera lourd. Il va chasser ses démons au mépris des autres. Est-ce vraiment la perte d’un bien matériel, une île plantée de cocotiers, qui pousse ainsi Poussin à agir? Peut-être que le lieu n’est que prétexte et que, dans un élan proustien, seule la mémoire liée à cette île lui importe.
J’ai rencontré Frank Le Gall dans un café parisien, 9h30 du matin, soleil en terrasse. C’est un grand lecteur, un cinéphile patenté, pétri de références. Il a su donner de l’épaisseur à son personnage sans jamais quitter la narration épique. L’intrigue vient chez lui en dernier quand il écrit une histoire. Un dosage qui permet même au treizième album de continuer à se réjouir d’une série qui avance sans faiblir. Tant mieux, il est prévu encore d’autres opus à la saga.
Le scénariste Jean Dufaux me confiait qu’il ne croyait plus aux longues séries en BD. Ça ne semble pas être votre sentiment car Théodore Poussin a remis les voiles après dix ans d’absence et douze albums?
Frank Le Gall : Mais les séries sont formidables, l’occasion de faire une grande œuvre. C’est ce qui distingue la BD de beaucoup d’autres genres littéraires. Nous sommes les héritiers des romans-feuilletons comme ceux de Balzac, Dumas ou Dickens. On vient de là. Ce treizième album existe parce qu’il y en a douze avant.
Pas de lassitude alors à reprendre le trait de Théodore Poussin?
Cette série me donne le temps d’approfondir, de créer une promiscuité entre le personnage et l’univers. C’est un leurre de passer d’une chose à une autre. Moi, j’ai du plaisir à retrouver mon petit personnage.
D’accord, vous aimez les séries, mais votre album peut se lire aussi comme un one-shot…
J’ai toujours veillé à chaque nouvel album que le lecteur puisse rentrer dans la série. Sans tout expliquer non plus, ni développer ce qui s’est passé avant. Ça me demande du jus de crâne.
Votre personnage a évolué aussi, vous nous montrez un autre visage de Théodore Poussin?
Dans le Dernier voyage de l’Amok, on est un peu plus loin de Théodore Poussin que d’habitude. J’ai opté pour l’éclatement des scènes. Il y en a d’ailleurs plusieurs où il absent. On ne comprend pas bien ce qui le motive, ce qu’il fait. Je voulais montrer une autre partie de son caractère.
La partie sombre de Théodore Poussin? Vous démontez un peu le héros, non?
Il est quelqu’un de fier et d’orgueilleux. Crabb lui a tout fait perdre. En allant vers la vengeance, il va aller vers l’échec. Théodore le sait depuis le début. Il rencontre une vamp, Aro Satoe, qui va le lui dire. C’est elle qui a le plus de lucidité dans cette histoire.
Qu’est-ce qui le pousse alors à aller vers l’échec?
Il n’a pas réglé tous les problèmes avec l’image de son père. J'aime beaucoup ce que disent les Anglais qu'à un certain âge, les enfants jugent leurs parents. Ils leur pardonnent quelquefois. Théodore Poussin en est là. Mentalement, il est en fin d’adolescence. Il lui manque une arme, c’est le pardon. C’est qu’on retrouvera dans le prochain album.
Les aventures de Théodore Poussin T 13, Le dernier voyage de l’Amok. Frank Le Gall / Edition Dupuis. 14.50 euros. Il existe aussi une édition limitée (2200 exemplaires) sous forme de cahiers. Quatre volumes (13 euros) avec les planches en noir et blanc, des aquarelles, dessins préparatoires et une longue interview en fin d’album.