Manuel Valls vient d’annoncer un projet de loi consacré au renseignement. Les interceptions de sécurité, l’accès aux données de connexion, la prise d’images dans des lieux privés…autant de moyens technologiques utilisés clandestinement par les agents français, mais cette fois encadrés par la loi. Les sujets ont alors fleuri sur les écrans, avec force gadgets tous plus surprenants les uns que les autres. De la micro caméra dissimulée dans un panneau de travaux publics, au dispositif de prise de son sélectif à la terrasse d’un café, le Mister Q de James Bond n’aurait pas fait mieux. Coups de fil : « On travaille dans les services. Franchement, tout ce que vous montrez là, n’est pas vraiment sérieux, on peut se voir ? » Bref, le genre d’invitation qu’on ne refuse pas. Après tout, engager le dialogue avec les téléspectateurs, cela englobe "tous" les téléspectateurs. Récit d’une brève rencontre avec quelques pros du renseignement. Plus précisément avec trois d’entre eux, trois ronchons qui ont souhaité garder l’anonymat.
Ils sont donc trois hommes de l’ombre avec lesquels j’ai rendez-vous. Je sais l’expression est pompeuse mais rend compte assez bien de leur condition qui consiste à agir sans s’en avoir le droit de s’en prévaloir. Ils sont donc trois anciens et actuels membres des services secrets aussi bien militaires que civils, entendez DRM (direction du renseignement militaire) et ex DST (l’ancienne direction de la sûreté du territoire devenue DGSI). Trois ronchonneurs qui m’ont fait venir pour « commenter » la présentation médiatique et politique de la récente loi sur le renseignement.
« Et d’abord, pourquoi l’avoir intitulée ainsi cette loi ? Pourquoi n’avez vous posé aucune question sur ce point vous les journalistes ?», interroge l’ex policier. « En fait, filer, écouter, surveiller en posant micros et caméras par exemple, cela relève davantage d’une activité de sécurité, de police élémentaire que d’un travail de renseignement. Cette loi aurait du porter le nom de loi de sécurité intérieure et pas de loi sur le renseignement. » Je leur fais remarquer que la distinction apparaît plus que subtile, surveiller reste surveiller pour la sécurité comme pour le renseignement. « Rien de plus faux, » rétorque le militaire. « Procéder à une interception de communication téléphonique peut permettre d’agir pour protéger, préserver les personnes. C’est la sécurité dans sa dimension d’intervention. Mais le renseignement lui s’inscrit en amont, il permet grâce aux informations que l’on recueille de mettre en place une stratégie, ou encore d’aider à la décision, une autorité politique par exemple, vous commencez à comprendre ? », me lance l’espion peu amène derrière son épaisse paire de lunettes. « En accréditant cette représentation du renseignement, vous laissez penser que c’est un boulot de plombiers de bas étage ou au mieux de haut vol, avec toute une panoplie technologique. Le renseignement c'est peut être cela mais aussi beaucoup plus.Vous n’ignorez pas que dans d’autres pays on parle d’Intelligence Service. » Je persévère pourtant, et tente de répliquer. « Non, vous ergotez, d’ailleurs, il s’agit bel et bien de légaliser des pratiques qui jusqu’ici vous faisaient courir des risques judiciaires. Car avouez le, tous vos dispositifs sont la plupart du temps parfaitement illégaux. S’introduire chez quelqu’un et y placer un enregistreur de son et d’image, sans autorisation d’un juge, c’était totalement scabreux. Désormais tout cela sera encadré. » Il y a maintenant de l’électricité dans l’air. De toute évidence, je fais fausse route. « Encadrer, le voilà bien le grand mot, lance l’homme des services extérieurs. Quand nous allons au contact de gens recherchés, quand nous déclenchons des actions offensives, nous nageons dans l’illégalité. A tous moments un juge pourrait nous demander des comptes, en nous disant par exemple : alors vous avez rencontré Monsieur X que je recherche, et vous ne l’avez pas arrêté ? » L’ancien de la DRM (le renseignement militaire) bouillonne. « Autant vous le dire, nombre de nos confrères hésitent maintenant à pratiquer des opérations clandestines. La judiciarisation du métier met le renseignement en péril, et du côté du renseignement extérieur c’est très perceptible. »
Sur le grand boulevard, les parisiens marchent d’un pas soutenu vers dieu sait quelle activité. Dans le restaurant, la télé passe en boucle les images du musée du Bardo. Des spécialistes es-terrorisme parlent du jihad, mais sans bruit, le son est coupé. Mes trois convives fixent l’écran comme un seul homme. L’ancien policier finit par rompre ce moment de pause. « On pourra utiliser toutes les machines de la terre avec tous les problèmes de liberté que cela pose au passage, c’est sur le terrain qu’on apprend les choses les plus intéressantes. Tout ce qu’on a fait nous, on l’a fait à la rencontre d’autres humains…enfin, ça dépend ce qu’on entend par humain. » Et tous les autres de sourire. A quoi peuvent ils bien penser ?