Le piège du dispositif Joué-lès-Tours-Dijon-Nantes
S’il fallait trouver l’exemple à citer, riche d’enseignements d’une année médiatique écoulée, on le chercherait très certainement en vain. Il en est tant, à l’instar de chaque année qui ont provoqué polémiques, soupçons mais aussi plus rarement il est vrai, approbations voire louanges… Vous connaissez l’image devenue cliché, "Tout-va-si-vite", aussi prestement que les secondes d’un impitoyable chrono…
Alors autant regarder il y a peu, disons, ces jours derniers. Les faits concernent ce qui occupe les gros titres depuis plus d’une année déjà, le terrorisme et plus précisément l’organisation État Islamique. Cette fois, cela s’est passé chez nous, dans quelques cités françaises petites et grandes. L’organisation jihadiste a, depuis son apparition en 2006 mais surtout 2013 avec ses conquêtes en Irak, questionné les pratiques hâtives de la corporation journalistique. A commencer par sa dénomination (faut il dire État islamique, Daech, groupe, organisation jihadiste ? ) ainsi que sa production d’images. Car l’EI est aussi une puissance médiatique et il nous est souvent difficile de le garder présent à l’esprit. La publication de sa barbarie est sophistiquée. Comment s’habituer à cet absolu paradoxe ? L’engagement massif de cette organisation dans les réseaux sociaux aux fins de propagande ou de recrutement, les témoignages ahurissants de ses membres au sens plein du terme, bousculent l’assurance frénétique de la presse, des télés ou d’internet. Alors on relit les chartes déontologiques, on débat, et finalement on décide comment l'on publie, avec cette sourde angoisse que ce n’est ( peut-être) valable que pour cette fois, la prochaine, il faudra à nouveau peser le pour et le contre. Difficile de mettre en place des principes intangibles, à chaque fois le cas est d’espèce nouvelle, le terrorisme a beaucoup d’imagination médiatique. Au moins, direz vous, vous voilà en discussion collective. Voilà qui change avec d’autres temps, où l’on ne prenait guère le temps de ce genre de considération.
Il y a quelques jours donc, à trois reprises la menace a semblé (re)surgir au coin de la rue. Trois noms, de cités sont devenus dans l’incongruité de ce tiercé, le label d’un moment du jihad à domiciliation française. Comme si le jihadiste qui nargue son pays à coups de barbecue syriens ou irakiens avec papiers d'identité, avait décidé de frapper au plus près, dans son ex chez lui. Joué-Les-Tours, Nantes, Dijon, trois attaques, trois actions solitaires, du couteau à la voiture bélier avec des victimes à la clé. A trois reprises, il fut question de savoir si l’agresseur avait hurlé Allahu Akbar, s’il avait brandi le noir étendard de Daech, s’il s’était radicalisé et où…L’intensité fébrile d’une société en proie aux fantômes de la peur grimpait à toute allure. On interrogeait les plus hautes autorités pour savoir s'il fallait limiter les déplacements de population. Les trois villes devenaient répétition, série d’un même danger. ( Francetv info a consacré un papier à cela sous la plume de Vincent Daniel) Ces violences, leur soudaineté, se constituaient en urgence. Elles devenaient une catégorie à la problématique toute trouvée : le loup solitaire. Il était donc sorti de sa tanière, actionné par on ne sait (trop) quelle commande. Les experts y allaient de leurs commentaires plus ou moins éclairés. Après quelques nouvelles bribes d’information, un flou commença à brouiller l’analyse. On convoqua de nouveaux spécialistes, ceux de la folie, du geste criminel qui se répète... La lumière décidément venait à manquer. Pourtant les trois circonstances tragiques ne pouvaient pas ne pas avoir de points communs. Les quelques premiers indices guidaient vers la voie d’un dossier qui devait impérativement se constituer. La série prenait forme, coûte que coûte sous l’effet d’une statistique résolue à compter jusqu’à trois.
Ce type de « mise en collection » conditionne puissamment l’exercice contemporain du journalisme. Ne voyez là ni idéologie, ni volonté de nuire, ni ordre donné. Le chiffre est désormais censé décrire et expliquer. C’est lui qui a permis (entre autres) , l’émergence triomphante du fait de société, un « fait » toujours dénombré (c'est là sa caractéristique), devenu valeur de référence dans l’intelligence de nos comportements. Mais cette mise en courbe, peut s’avérer profondément illusoire. A force de voir la série nous parvenons à mépriser le/les faits, en somme le tout bête « que s’est il passé », le « où » et le « quand ».
D’emblée nous fonçons en piquet sur LA question, LE problème, bref, le ce qui fait débat au détriment d’une connaissance solide du déroulement des circonstances. Le concert politique, gouvernemental au sens large, renchérit, accompagne, favorise cette plongée. Quitte à se réveiller avec la gueule de bois d’un récit concrètement détaillé (l’un des chauffeurs agresseurs avait une dose d’alcool particulièrement élevée dans le sang), sans rapport aucun avec ce que l’on supposait.
La cotation des faits serait elle si basse qu’on lui préfère la virulence de la confrontation, fut elle totalement erronée ?
De sorte qu’à l’issue de ce pitoyable feuilleton, même administrée par des paroles sincères, la vérité semble toujours soumise à suspicion. On ne quitte pas comme ça le sujet qui a fait tant causer. Alors c’est simple on nous cache quelque chose, et même à peu près tout. On nous ment, sinon ils n’auraient pas autant réagi. N’en doutons pas, Joué-Les-Tours-Dijon-Nantes fonctionne comme un piège dont personne ne sort indemne.
Alors que souhaiter pour cette année où, nous , vous, risquons de basculer dans l’ornière du vite vu, vite dit, vite pensé…sans fin ? Peut être simplement ce retour inlassable à une curiosité originelle, elle et son cortège de questions. Une curiosité critique, y compris pour soi. Toujours être aux aguets quand l’évidence du nombre empêche la connaissance de l’événement.