Une grue ça change tout. A la télé par exemple, ça change l'image. Effet garanti d'un vol planant de la caméra au-dessus des foules. Plus une réunion sportive de haut niveau ou un concert de star sans la fameuse grue. Pour la politique, il en est de même. L'image du leader en meeting ne peut plus se priver de "sa" grue. Avec l'affaire Bygmalion, la voilà élevée (un comble pour une grue) au rang de symbole de l'opulence. En fait, elle s'inscrit dans l'histoire très contemporaine de la mise en scène/image du discours politique.C'est ainsi qu'elle fut chargée de renouveler l'un des rituels de notre actuelle République, à savoir la présentation des voeux pour la nouvelle année. Le 31 décembre 2007, c'est bien une grue "Luma" qui fut utilisée pour introduire la prise de parole de Nicolas Sarkozy. Elle donnait l'impression que le téléspectateur en lévitation pénétrait la cour du palais. Et devant "la" grue, même les lourdes grilles étaient obligées de céder le passage, c'est dire sa puissance.
En fait il s'agit d'un bras télescopique au bout duquel est accrochée une caméra. Grâce à une télécommande, des servomécanismes peuvent orienter la prise de vue en tous sens et cela avec une incomparable fluidité. C'est précisément Yves Barbara, le réalisateur du meeting lillois de François Mitterrand qui réalisa cette "nouvelle" mise en images de la déclaration de fin d'année. Un enjeu fort. Toutes les chaînes la diffusent. avec 12 millions de téléspectateurs, c'est un moment important de la communication politique.
Cinq ans plus tard, cette communication politique a pour nom, l'entreprise Bygmalion. Cette fois, il s'agit de faire campagne pour la réélection de Nicolas Sarkozy, et la grue de réapparaître. Celle qui est utilisée pour les premiers meetings, comme à Annecy en février 2012 par exemple, n'est pas jugée digne de sa mission. Il est vrai quelle relève plus du bricolage que du geste professionnel. Au bout d'une perche on a fixé une modeste "paluche" , une sorte de mini caméra video à l'image de mauvaise qualité.Bref, on est en train de filmer ces discours de campagne comme on retransmet une convention de grande boîte privée, avec un truquiste à la console. Appelé à la rescousse Yves Barbara (le réalisateur des voeux) diagnostique vite les manques.
Il est urgent de se mettre aux normes du moment. D'abord parce que les sondages ne sont guère favorables. Ensuite, parce que les fenêtres médiatiques sont bien là, prêtes à bondir sur l'événement aussi spectaculaire que politique. Les chaînes d'info en continu effectivement n'hésitent pas à ouvrir leur antenne pour plusieurs heures durant. Ça intéresse et surtout, c'est gratuit. Alors cette fois ce sera une "vraie" grue avec ce qu'il faut pour la servir, et même chose pour le son, la lumière, les drapeaux, le nombre de caméras, les chaises...Un dispositif itinérant est mis en oeuvre avec deux grands écrans de chaque côté du pupitre auquel on colle le slogan de la "France forte." Derrière, fini les rétroprojecteurs, vive le contreplaqué bleu.
Nicolas Sarkozy est emballé. Il aime à faire venir le réalisateur pour présenter publiquement celui qui lui "fait une si belle image". Mais en coulisses, c'est une toute autre ambiance. On enchaîne meeting sur meeting. Parfois 8 heures à peine séparent deux manifestations. Les drapeaux sont livrés en des temps records. Il faut acheminer les militants par trains et autobus, et il n'est pas rare d'en reconnaître plus d'un à l'écran, d'une ville à l'autre. Des tensions se font jour, entre "ceux de l'Élysée" et l'équipe du candidat, entre les petites mains et ceux qui payent parfois difficilement... Et puis,les sondages restent mauvais. Alors, on multiplie les événements médiatiques d'une campagne démarrée tardivement pour tenter de rattraper le handicap. Mais l'argent, qui va payer cette machine alors que la cote d'alerte est déjà dépassée? Car cette fois, l'entreprise est privée. Ce n'est pas le service public qui produit l'image.
En première ligne, il y a Event et Cie. Cette société est une filiale de Bygmalion. Elle est chargée de l'événementiel comme on dit dans le milieu. C'est elle qui règle les factures des meetings. Mais le client UMP a bien du mal à répondre à ses appels. L'effervescence est absolue. La mise en images du discours doit permettre de grappiller les points d'opinion manquants. Accélération, gigantisme. Cela grippe. Jusqu'au feu d'artifice final du Trocadéro le premier mai 2012 où la grue embrasse une dernière fois tous les symboles du leader. Et plus d'argent dans les caisses. Le système est pied au plancher, il conduit droit dans le mur de l'illégalité comptable. L'affaire Bygmalion peut commencer.