Trois raisons de ne pas interdire la cigarette au cinéma

Tous les moyens sont-ils bons pour lutter contre la dépendance au tabac ? En plein débat sur la loi Santé, la députée de la Gironde Michèle Delaunay, par ailleurs cancérologue, demande dans une question écrite à la ministre Marisol Touraine d'interdire la représentation de la cigarette au cinéma, en vertu de la loi Evin qui proscrit toute "propagande ou publicité" pour la cigarette. Seules exceptions avancées par Michèle Delaunay : quand "les scènes filmées ont une valeur historique, qu’elles correspondent à la mise en valeur d’une situation de stress ou de désespoir ou qu’elles contribuent elles-mêmes à souligner les effets délétères du tabac". 

En France, la cigarette tue 60 000 fumeurs par an. Faire chuter la consommation doit rester une priorité en matière de santé publique. Mais de là à bannir la cigarette de nos écrans ? Au-delà des questions pratiques et juridiques (Quid des films étrangers, des séries, de la cigarette électronique, des films restaurés ?), cette proposition me semble être une mauvaise idée à plusieurs titres.

Le cinéma est un art, pas un espace public

Rappelons d'abord une évidence : le cinéma est un art et non un espace public ou commercial. Même s'il répond, pour des besoins techniques, à des impératifs industriels, il doit garder son indépendance et sa liberté de création au même titre que tous les autres domaines artistiques. En 2011, le député socialiste Didier Mathus défendait en ces termes l'assouplissement de la loi Evin, au nom de la commission culturelle de l'Assemblée : "Les falsifications de l’histoire, la censure des œuvres de l’esprit, la dénégation du réel (...) doivent rester la marque infamante des régimes totalitaires." 

Le septième art joue, par essence, un rôle cathartique. La transgression doit pouvoir s'y épanouir, ne serait-ce que dans un souci de vraisemblance. Une soirée, un concert, une récréation, une pause au boulot... La cigarette fait partie de nos vies, qu'on le veuille ou non. Et au cinéma, cela a des répercussions en termes de mise en scène. Deux exemples récents chez nos voisins me viennent à l'esprit : la cigarette très symbolique que fume le couple Underwood dans House of Cards, et la scène de fête au début de La Grande Bellezza, de Paolo Sorrentino. Deux moments privilégiés dans la vie des personnages, qui n'auraient pas la même puissance d'évocation sans ce détail qui tue.

 

Les fumeurs sont des dépendants, pas des délinquants

D'une manière plus générale, associer la cigarette à des rôles strictement négatifs aura sûrement pour effet de conforter les non-fumeurs dans leur abstinence vertueuse, mais stigmatisera un peu plus les personnes dépendantes à la cigarette. Fumeur ne doit pas devenir synonyme de salopard, cancéreux ou dépressif. Si la cigarette représente le diable en personne, qu'on l'interdise ! Mais si on la considère d'abord comme une dépendance, voire une maladie, un minimum de bienveillance s'impose envers les personnes touchées.

Ce débat en rappelle un autre, tout aussi actuel, sur les sites internet "pro-ana". L'Assemblée nationale vient de créer un délit d'incitation à l'anorexie, mais de nombreux experts tonnent contre, au motif que le texte s'en prend directement aux malades. La réponse politique ne semble pas, selon eux, la meilleure réponse à apporter aux préoccupations des victimes. Cela vaut pour l'apparence physique, comme pour d'autres comportements présentant un risque pour la santé. On peut craindre qu'après les fumeurs, d'autres pratiques soient mises au ban de la fiction. A quand une loi interdisant les courses-poursuites ou le suicide dans des films ?

Il faut combattre les causes, pas les effets

Si la volonté d'éradiquer les cigarettes du septième art se fait sentir, elle doit émaner des professionnels eux-mêmes, et non du pouvoir politique. Disney a ouvert la voie, le mois dernier, en annonçant qu'il bannirait à l'avenir toute représentation de la cigarette dans ses productions. Le studio entend assumer un rôle pédagogique auprès du public le plus jeune, et cette décision mérite d'être respectée.

De la part du législateur, s'attaquer aux images plutôt qu'aux racines du mal sonne davantage comme un aveu d'impuissance. Si la cigarette continue de séduire 30% de la population française, ce n'est pas à cause du cinéma. C'est à cause des additifs contenus dans les cigarettes, à cause des lobbies qui sillonnent les couloirs à Paris, à Bruxelles et à Washington, à cause des buralistes qui bloquent toute augmentation prohibitive des prix du tabac, à cause de notre mode de vie aussi, toujours plus anxiogène. Le cinéma ne doit pas devenir le bouc-émissaire d'un pouvoir politique à la peine, incapable de lutter efficacement contre les vrais responsables.

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Crédit photo : Carlotta Films.

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu