Il résidait à Hawaï, dans une jolie maison avec sa compagne de longue date. Dix ans de vie commune, du soleil en pagaille et des kilos de sel noir pour relever les poissons blancs. Edward Snowden avait une vie exemplaire. Informaticien travaillant pour un sous-traitant de la National Security Agency (NSA), il décide de révéler, début 2013, le système de surveillance international déployé illégalement par les Etats-Unis. Du footballeur des favelas à Angela Merkel, tout le monde est susceptible d'être épié par les services secrets américains.
Cette histoire, les journaux l'ont traitée en long et en large, il y a deux ans. Il manquait le travers : le lanceur d'alerte s'est fait discret comme un microbe. Son périple post-révélation l'a conduit des volcans américains à Hong Kong, puis Moscou, où il bénéficie aujourd'hui de l'asile politique. A la surprise générale, cette fuite minutieusement préparée a été filmée. Le documentaire de Laura Poitras, Citizenfour, primé aux Oscars, raconte ce moment de bascule dans la vie d'Edward Snowden - et l'histoire des Etats-Unis. Un destin digne des plus grands films d'espionnage.
Soudain, une alarme retentit...
Les images de Citizenfour sont d'une simplicité effarante. La majeure partie du documentaire consiste en un huis clos dans une chambre d'hôtel à Hong Kong, discussions en champ-contrechamp, très peu de prises de vue sur les écrans d'ordinateurs. Et pourtant, en quelques secondes, on a l'impression d'être devant un film, une vraie fiction. Les protagonistes s'échangent des mails cryptés, se cachent sous des draps pour entrer leurs mots de passe à 12 000 caractères, débranchent le téléphone de la chambre par peur d'être sur écoute... Et quand une vulgaire alarme incendie retentit, Edward Snowden et les deux journalistes se regardent apeurés, comme si le bâtiment lui-même s'était éveillé dans le but de les pourchasser.
Passé l'effet de surprise, le spectateur s'installe durablement dans cette nonfiction qui semble tout droit sortie d'une adaptation de John le Carré. Les trois hommes ont-ils conscience de vivre un moment de cinéma, au moment où ils le vivent ? Des sourires, des regards interdits le laissent penser. Le comportement d'Edward Snowden brouille les pistes. Tantôt, le lanceur d'alerte incarne à la perfection l'ennemi public numéro 1. Tantôt il se comporte comme un commis-voyageur en perdition dans un hôtel Ibis, se désolant d'avoir raté son application de gel dans les cheveux.
Questions sans réponses
Dans une interview à Télérama, Laura Poitras témoigne de son attachement au "cinéma vérité", ou "cinéma direct". "L’émotion réside dans des choix qui changent votre vie", dit-elle. A la longue, on se demande si les choix cornéliens opérés par Edward Snowden ne visent pas cela, justement : le cinéma. Ce jeune homme ne s'est pas contenté de démissionner et d'alerte le public américain, il a tout fait sauter, et pas seulement au nom de la transparence ou de la démocratie. S'il a demandé à être filmé en temps réel, pendant les révélations, n'est-ce pas pour que sa vie devienne un film à cet instant précis ?
Cette question, Laura Poitras la laisse sans réponse. Un paquet d'autres aussi. La puissance du "cinéma réalité" s'accompagne nécessairement d'une mise en retrait du travail journalistique : le témoignage dépasse l'analyse. Edward Snowden a-t-il intégré un sous-traitant de la NSA dans le but de devenir un lanceur d'alerte ? L'agence est critiquée de longue date pour ses pratiques pernicieuses. Pourquoi a-t-il fui, au lieu de démissionner ? William Binney, un ancien de la NSA suivi dans le film, avait fait ce choix. Comment accueille-t-il le fait de s'échapper vers Moscou ? La Russie est classée 148e pays en matière de liberté de la presse dans le monde. Bref, Laura Poitras est l'une des seules personnes à pouvoir sonder ces sujets avec lui, et elle se dérobe. Sacrifice consenti au nom du "cinéma vérité". Vérité sacrifiée au nom du cinéma.
Une dernière question saisit le spectateur, à la sortie. Au fait, maintenant qu'Edward Snowden cuisine du bortch avec sa petite amie dans la banlieue moscovite, qu'est devenu le système de surveillance qu'il a dénoncé ? Difficile d'imaginer que les satellites de la NSA plantés un peu partout sur le globe aient été mis à la retraite, ou que les câbles intercontinentaux ne soient plus victimes d'intrusion sous les océans. Les hommes politiques, les géants du web, les internautes ont remonté les bretelles des Etats-Unis, ces derniers mois. Barack Obama a demandé au Congrès américain de mettre un terme aux écoutes téléphoniques, mais le dossier traîne. Faudra-t-il un Citizenfive, Citizensix ou Citizenseven pour être définitivement débarrassé de cette terrible histoire ?
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Crédit photos : Haut et court.