Ultra-républicain, va-t-en-guerre, nationaliste... Clint Eastwood s'est fait traiter de bien des mots avec American Sniper, biopic de Chris Kyle (Bradley Cooper), un des tireurs d'élite les plus létaux de l'histoire des Etats-Unis. Est-il trop complaisant avec la violence qu'il filme ? Dénonce-t-il suffisamment les ravages de la guerre ? Bradley Cooper humanise-t-il trop le personnage ? Et toutes les interrogations morales que peut susciter un film de guerre fait sur l'Amérique, par un Américain à propos d'une guerre menée par un président américain honni de 99,9% de la planète.
Clint Eastwood, faut-il le rappeler, était contre la guerre en Irak. Certes, American Sniper n'est pas un brûlot pacifiste, mais le regard porté sur le Navy Seal n'a rien de répréhensible. Il est juste bienveillant. Le cinéaste se pose à ses côtés et se demande : comment ce type a-t-il vécu ses quatre OpEx de l'intérieur ? Est-il ausi infaillible que ce qu'il prétendait ? Quelques jours après la sortie du film, Pierre Niney remerciait aux César "les bienveillants", ceux qui tentent de comprendre l'autre avant de le condamner. Tilt ! J'ai tout de suite pensé à Clint Eastwood.
Le monde se divise en trois catégories
Dans American Sniper, il y a Chris Kyle. Le big guy, lunettes de soleil, casquette de baseball et regard imperturbable. Il s'engage dans l'armée sur un coup de tête (50% à cause du 11-Septembre, 50% parce qu'il est cocu et il s'ennuie) et se retrouve dans le corps d'élite des Marines parce qu'il sait "mieux tirer sur ce qui est vivant" que sur des canettes de bière. Mystère de la nature qui le prédispose à devenir une célébrité dans l'armée.
Mais autour de lui, gravitent plusieurs personnes qui ne partagent pas son appétit pour la guerre. En premier lieu, sa femme Taya (Sienna Miller), qui le cuisine dès leur première rencontre. Et surtout, son petit frère, qu'il croise sur une base militaire, les yeux encore emplis de terreur par les combats. PTSD is coming. Les Irakiens aussi sont dotés de multiples facettes. Il y a des combattants, des collaborateurs de tous bords, des enfants qui se font ouvrir le crâne à la perceuse. En refusant le manichéisme, Clint Eastwood évite de relancer le débat sur le bien-fondé de la guerre en Irak. Il se concentre sur les répercussions physiques et psychiques de la guerre, qui ébranlent ses plus vaillants partisans, quoi qu'ils en disent. La guerre n'épargne pas même les vainqueurs.
Le récit paternel, caricatural, d'un monde divisé non plus en deux mais en trois catégories, nourrit l'imaginaire de Chris Kyle. Le tireur d'élite se voit fondamentalement comme un chien de berger. Dès les premières minutes, Clint Eastwood montre le père et son jeune fils en pleine partie de chasse, et tout le film consistera à comprendre cela, comment le civil et le soldat peuvent cohabiter dans un même corps. Au fil de ses permissions, Chris Kyle ramène de plus en plus de kills dans ses bagages. Il devient violent, s'isole. Ne sait plus communiquer. Le métier de soldat précède désormais son existence en tant qu'homme.
Un héros malgré lui
Seuls ceux qui le connaissent vraiment, et ils sont peu nombreux, peuvent se rendre compte d'un tel trouble intérieur. Vue de dehors, cette masse en jean baggy ne semble pas souffrir, ses deux compartiments sont étanches. Ses collègues soldats commencent à l'appeler "The Legend", nom qu'il endosse sans broncher, sans fierté non plus. Au fond, tout ça le dépasse un peu. Quand un soldat à qui il a sauvé la vie le remercie au point d'en faire un héros, face à son fils, Chris Kyle ne sait plus ou se mettre. Son propre père, qui n'avait pas fait la guerre, glorifiait les chiens de berger. Lui qui sait combien cette tâche est rude ne veut pas l'imposer à son enfant.
Le vrai Chris Kyle était, reconnaissons-le, moins réticent à vanter ses faits d'armes. Mais Clint Eastwood est cinéaste, pas documentariste. Il dit lui-même que le scénario d'American Sniper est meilleur que le livre dont il est tiré, sans doute parce qu'il y ajoute cette dose d'humanité que Chris Kyle était incapable de transmettre en parlant à la première personne. "Tuer, ce n'est jamais quelque chose qui se fait comme on avale un verre d'eau", m'expliquait récemment Jean-Michel Hirt, auteur de Paul, l'apôtre qui "respirait le crime". L'ironie du sort veut que le sniper soit mort sur le sol américain, et non en Irak, abattu par un soldat traumatisé dont il tentait d'apaiser les souffrances. Chris Kyle est un chien de berger passé un temps par la case mouton. Mais en dix ans d'intervalle, le cheptel a changé. Les soldats qui protégeaient les Etats-Unis sont devenus le troupeau égaré sur lequel il a décidé de veiller.
Rejoindre Contrechamp sur Facebook
Crédit photos : Warner Bros.