Sexe, argent et Jane Austen : le grand malentendu "Cinquante nuances de Grey"

N'ayant pas lu la trilogie de la romancière britannique E.L. James, je suis allée à la rencontre de Cinquante nuances de Grey, je l'avoue, pleine de préjugés. Avant d'entrer dans la salle, j'étais persuadée que m'attendaient 2h05 d'érotisme bienséant au service d'une romance sans enjeux. Un téléfilm érotique de M6 que la génération Youtube aurait été autorisée à regarder sur grand écran, la classification du CNC ne visant que les moins de 12 ans.

Surprise, l'adaptation de Sam Taylor-Wood (elle aussi britannique) ne raconte pas l'initiation enthousiaste d'une ingénue aux plaisirs du sexe SM par un milliardaire qui la fascine. Elle joue au contraire avec les codes de la comédie romantique, tout en soutenant que le SM signifie non pas un libre exercice de sa sexualité, mais une forme de prison mentale, une anomalie. N'y aurait-il pas comme un malentendu ?

Rire des différences

Dès leur premier échange, Anastasia Steele (Dakota Johnson) et Christian Grey (Jamie Dornan) comprennent qu'ils appartiennent à deux mondes différents. L'étudiante en littérature anglaise est plutôt timide, fleur bleue, à la fois franche et maladroite. Lui, tycoon des télécoms dominant l'empire auquel il a donné son nom, est plein d'assurance. A 27 ans, l'homme est du genre précoce. La femme, elle, fait traîner les choses. D'ailleurs, elle est encore vierge à 22 ans et ne semble pas trop s'en préoccuper.

Le romantisme du personnage féminin s'inscrit dans un imaginaire aux antipodes du monde des entrepreneurs. En un sens, les jeunes gens symbolisent chacun un pole de l'identité britannique, l'un tourné vers le passé et idéalisée, l'autre synonyme de réussite, quoique violent. Persuadée qu'un dialogue entre ces univers est possible, l'ingénue Anastasia tente par tous les moyens, et notamment l'humour, de dédramatiser la situation. Il lui présente sa chambre secrète ? Elle lui demande s'il y a une XBox dedans. Christian Grey se prête vite au jeu, appelant Anastasia "mon bébé" comme le fait la meilleure amie de la jeune fille avec son petit ami. Cinquante nuances de Grey se révèle ainsi plus drôle que bien des comédies grand public. Christian Grey lui-même garde toujours son sourire en coin, même en plein coït.

L'empire Grey, une métaphore de l'amour absolu

Deuxième malentendu, l'argent. La sortie du film de Sam Taylor-Wood a coïncidé avec le procès du Carlton de Lille, où comparaissait DSK. Dès lors, certains n'ont pas manqué de dresser un parallèle entre fiction et réalité. Deux hommes puissants tentent d'imposer leur volonté au monde, sourds aux protestations féminines... Figuration sexuelle de la lutte des classes. Le hic, c'est qu'Anastasia Steele a beau être une étudiante en colocation et manger des sandwichs club à 17 heures, elle est issue d'un milieu aisé, comme son amant. Sa mère collectionne les maris et vit dans une magnifique demeure à Savannah (Géorgie). L'argent, contrairement au sexe, elle connaît.

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La toute-puissance de Christian Grey n'est pas un fantasme en soi, c'est même souvent un frein à son amour. Elle est flattée par les cadeaux, mais trouve sa prévenance louche. Elle aime l'opulence et les draps de soie, mais serait prête à dormir par terre dans un pyjama en pilou s'il assumait de rester avec elle jusqu'au petit matin. Anastasia n'arrive pas à tomber amoureuse de ses semblables, elle a besoin d'une personne éloignée d'elle, qui accepte de changer à son contact et d'entrer dans son monde. En cela, elle est romantique. La marque "Grey" est la métaphore d'un amour total, d'une tyrannie sentimentale doublement consentie.

Sexualité en souffrance

J'ai aussi la faiblesse de penser que si Christian Grey était moche, elle ne serait tout simplement jamais sortie de son bureau avec l'envie de lui mordiller les fesses. Ce que cachent les millions de dollars, ce n'est pas la vénalité d'Anastasia Steele, ni le mépris de l'homme d'affaires, mais la promesse de dévergonderie incarnée par ce grand solitaire. L'héroïne ne tombe pas amoureuse de lui par hasard, elle sait intuitivement qu'il lui proposera un amour hors normes pour lequel elle devra se mettre en danger. Elle commet là une erreur, car elle s'aventure en terrain SM et que le rêve lointain d'une relation équilibrée ne peut par définition s'épanouir dans un monde constitué de dominants et dominés.

Acceptera-t-elle d'être dominée sans le désirer ? Heureusement, non. Anastasia Steele joue avec cette idée pendant quelque temps, happée par le fantasme d'une relation constructive où chacun ferait des concessions pour remporter le suffrage adverse. Mais le ver est dans le fruit. Lorsqu'elle discute du contrat SM avec Christian Grey, elle retire de la liste les éléments qu'elle juge choquants (fisting, suspension, plug anal, etc). Ne reste qu'une panoplie porno chic bon teint et le refus de souffrir en faisant l'amour. Précisément, ce que son amant recherche.

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Le film aurait pu se contenter de sonder cette incompatibilité physique entre deux êtres. Mais il se fait soudain moralisateur, aussi puritain que Twilight, dont il était à l'origine une fanfiction. A force d'entendre que sa sexualité ne correspond pas aux attentes de la personne qu'il a diablement envie de maltraiter, notre héros finit par croire qu'il est anormal (alors qu'il clamait "être comme ça" pendant tout le film). Si sa libido est autant détraquée, c'est à cause d'une faille qui remonte à l'enfance. Il ne peut en parler, parce qu'il s'agit d'une trilogie et qu'on en parlera sûrement à l'épisode 2. Mais promis, il guérira. La "pratique tendance" qu'est devenu le SM, à en croire Doctissimo, reste un secret honteux au cinéma. Sans nuances, une sexualité en souffrance.

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Crédit photos : Universal Pictures.

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu