"Les Nouveaux héros" : les geeks, nouveaux princes d'Hollywood

Quelle est la différence entre un dessin animé Disney et un comics Marvel ? Il y a vingt ans, cette question n'aurait pas eu lieu d'être, tant les univers étaient différents, cloisonnés. Aujourd'hui, elle semble presque incongrue, pour la raison inverse. A l'occasion de leur première collaboration depuis le rachat de Marvel par Disney en 2009, les studios ont sorti du placard un comics peu connu, Big Hero 6 (Les Nouveaux héros), l'histoire d'un jeune prodige de la robotique qui sauve la métropole hybride San Fransokyo de la destruction. Dans son combat contre le méchant masqué, connu sous le nom de Yokai, il reçoit le soutien d'amis de feu son grand frère et d'un robot-médecin trop mignon, Baymax.

A Hollywood ou à la télévision, les geeks ont souvent agi comme repoussoirs, moqués pour leur amour névrotique des maths, des jeux vidéos et des conversations chiantes sur les imports de Spider-Man. Depuis une quinzaine d'années, ils investissent la culture populaire et se placent de plus en plus au centre. Hiro Hamada, le jeune protagoniste des Nouveaux héros, est le symbole de cette dynamique nouvelle, reflet du pouvoir grandissant des ingénieurs de la Silicon Valley IRL.

Disney 2.0

Cheveux en bataille, t-shirts empilés sur le corps, garage rempli de matériel informatique... Hiro (prononcer "hero" en anglais, donc "héros") est l'archétype du geek nouvelle version : obsessionnel mais pas flippant. Dépourvu de lunettes, assez à l'aise avec les filles, intrépide quand il le faut, il vit son talent comme un super-pouvoir plus qu'une malédiction. Pour être sûr que le public saura l'identifier / s'identifier, il est répété à plusieurs reprises que l'adolescent est un "nerd", soit en bon français, un geek*. Il vit dans un mix entre San Francisco et Tokyo, synthèse symbolique des avant-garde californienne et nippone en matière de nouvelles technologies. Et quand Baymax tend une échelle de la douleur, c'est sur un écran avec de jolis smileys. Les Nouveaux héros est un authentique Disney 2.0.

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L'histoire elle-même, tirée d'un comics, ressemble à toutes celles contées dans les films de super-héros, avec une légère inflexion "film pour la jeunesse". Hiro et ses amis composent une troupe à la croisée d'Avengers et du Club des cinq, Baymax campant un magnifique Dagobert en vinyle blanc. La voix française de Baymax a judicieusement été attribuée à Kyan Khojandi, acteur de Bref qui résume ce que la France a produit de plus geek depuis longtemps. Quant à la jeune Gogo Tomago, elle incarne le modèle geek au féminin, prononçant le R de "Hiro" à la japonaise et ironisant sur les hommes qui pleurent : "Come on, woman up !" 

Le "geek mainstream", un contresens ?

A force de vouloir vulgariser la figure du geek sur grand écran, j'ai quand même le sentiment que Disney ne sait plus très bien où il habite. Ce film s'adresse-t-il aux ados, aux adultes ou aux enfants ? Dans la salle où j'étais, plusieurs bouts de chou ont manifesté à voix haute leur peur ou leur incompréhension. Yokai porte un masque kabuki vraiment inquiétant, et son long manteau noir a quelque chose de funèbre. La mort du frère de Hiro dans une gigantesque explosion est d'ailleurs très rude, d'autant que la fratrie était déjà orpheline de père et de mère. A la sortie du film, une quadra s'est plainte à son amie : "C'est trop violent pour un Disney". Heureusement que la maladresse de Baymax détend un peu l'atmosphère.

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La sortie des Nouveaux héros coïncide avec le succès de deux autres films hollywoodiens sur des scientifiques de génie, Imitation Game et Une merveilleuse histoire du temps. L'un sur le mathématicien Alan Turing, l'autre sur l'astrophysicien Stephen Hawking. Tous deux sont nommés aux Oscars. Après le succès de The Social Network, du non moins geek David Fincher, c'est comme si Hollywood s'autorisait enfin à s'intéresser sincèrement aux intellos de l'ombre, machines à calculer aux charmes insoupçonnés. Les gros studios ont d'ailleurs quelques années de retard sur la télévision, la série emblématique The Big Bang Theory fêtant sa huitième saison cette année.

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Maintenant que les super-héros sont les rois d'Hollywood, et que leur public-cible est lui-même incarné sur grand écran, quel discours pourra se dégager ? Les geeks ne sont plus de potentiels hackers du système, comme Neo dans Matrix, ils font partie intégrante du système. Si Julian Assange s'est aussi fermement opposé à son biopic, c'est aussi pour éviter qu'Hollywood ne travestisse sa propre histoire. Rares sont les films qui osent critiquer les nababs de la Silicon Valley. Même The Social Network s'aventurait davantage sur le terrain du droit d'auteur que celui de la sécurité, de la vie privée ou du modèle économique. Une fois encore, la télévision a pris de l'avance dans ce domaine. Un épisode remarquable de la série Veep, avec Julia Louis-Dreyfus, démolit la duplicité des grandes entreprises de nouvelles technologies, leur détestation de la vieillesse, leur fausse neutralité politique et leur soi-disant management par le bien-être. Il vaudrait un film à lui tout seul. Hollywood serait-il seulement prêt à le financer ?

*Pourquoi traduire "nerd" par "geek" ? Je fais ce choix pour plusieurs raisons : 1/ "nerd" est moins commun en français 2/ quand il est employé en français, "nerd" se distingue au fond peu de "geek" 3/ le "nerd" dont parle Disney n'a plus rien de péjoratif, ce que la traduction de "geek" en français souligne davantage.

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Crédit photos : The Walt Disney Company.

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu