"Jupiter Ascending" : un bug dans la matrice des Wachowski

Malgré l'échec au box-office de leur précédent film, l'ambitieux Cloud Atlas, les Wachowski s'illustrent une fois de plus sur le terrain (qui leur est presque réservé) du blockbuster expérimental. Avec Jupiter Ascending, les frère et sœur cèdent à l'appel du cosmos et de la science-fiction. Jupiter (Mila Kunis), récureuse de WC d'origine russe, est une reine qui s'ignore : son ADN pourrait la faire hériter d'une partie de l'univers. Elle est emmenée un jour dans l'espace par le beau Caine (Channing Tatum), mi-homme mi-loup aux yeux cernés de khôl, dont elle tombe amoureuse. Tous deux seront confrontés dans la galaxie à une famille royale éclatée et cyclothymique, qui convoite l'intrépide Jupiter et son précieux capital génétique.

Plus que quiconque à Hollywood, les Wachowski portent en eux le soin de se renouveler à chaque film. Bound, Matrix 1-2-3, Speed Racer, Cloud Atlas... Chaque œuvre construit un univers unique et tout une esthétique qui va avec. Jupiter Ascending porte cette même ambition, mais plutôt qu'un bond en avant, les cinéastes optent pour une synthèse d'univers et de mythes déjà croisés dans des livres ou au cinéma. Débridé, généreux... mais décevant.

Déjà-vu

En fait, on est un peu devant ce film comme Néo dans le grand escalier de Matrix, croisant un chat noir. Un sentiment de "déjà vu" nous saisit. Le scénario de ce space opera ressasse les mêmes obsessions que d'autres Wachowski. On peut en dégager trois principales :

- Le personnage central, bon petit soldat du système, découvre que son destin est de devenir l'élu qui sauvera l'humanité.
- L'humanité en question est gouvernée et même "cultivée" de l'extérieur par une entité que le protagoniste devra vaincre.
- Nous sommes tous des êtres hybrides, la norme identitaire n'existe pas - ou bien elle est dangereuse.

On ne retrouve dans Jupiter Ascending ni la transgression de Bound, ni les questionnements vertigineux de Matrix, ni le kitsch savoureux de Speed Racer, ni l'entremêlement délirant des chapitres de Cloud Atlas. C'est aussi la première fois que j'ai l'impression de voir tant d'autres films à travers une création des Wachowski. Un bout de Star Wars par-ci (le personnage du meilleur-ami-qui-n'en-est-pas-un-mais-en-fait-si), un bout de La Belle et la bête par-là (la jeune fille apprêtée par son ravisseur avant le dîner). Ou encore Men In Black, avec ces méchants OVNI qui sautent partout, et même Harry Potter (la foule rassemblée dans un bâtiment gothique).

Incohérence

Je lis ici ou que Jupiter Ascending renouvelle le film de science fiction en détournant les codes existants. C'est peut-être vrai, et je laisse les universitaires plancher dessus. Mais comment adhérer à l'univers qu'on nous propose ? Tout un tas de détails formels sonnent faux : la barbichette blonde et les oreilles d'elfe de Channing Tatum, le simili-vélociraptor ailé, la voix murmurée de Balem (Eddie Redmayne), les patins de sept lieues... Les Wachowski tiennent par exemple à habiller Mila Kunis avec les mêmes couleurs framboise et chair que dans Le Monde fantastique d'Oz, de Sam Raimi. Sans doute un clin d'œil volontaire, puisque Lana et Andy Wachowski revendiquent cette filiation avec Le Magicien d'Oz. Mais à force de tout sur-référencer, les réalisateurs nous perdent.

Les autres films des Wachowski, tout aussi ambitieux, avaient comme grande qualité d'être cohérents dans leur démesure. On ne croisait pas de dinosaures dans Matrix ni de vraie voiture dans Speed Racer. Le fil rouge de Cloud Atlas était maintenu par les acteurs eux-mêmes, qui voyageaient dans le temps et dans l'espace. A l'inverse, Jupiter Ascending crée des ruptures à tous les niveaux, comme un carnaval sans queue ni tête. Chaque personnage semble être un specimen d'une espèce particulière. Conséquence d'un discours soutenu sur l'hybridation et la volatilité des identités, cette profusion rend l'univers incohérent, presque fuyant. Heureusement, certains espaces du film échappent au bug, comme la scène de révélation au cours de laquelle Jupiter apprend qu'elle est une reine. Des milliers d'abeilles s'agglutinent près de ses bras, comme si elles se prosternaient devant leur souveraine. Lyrisme, beauté visuelle, simplicité : enfin, une belle envolée !

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Crédit photos : Warner Bros.

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu