"Timbuktu" : la terreur jihadiste à pas de loup

Abderrahmane Sissako aurait pu filmer Timbuktu comme n'importe quel blockbuster : avec des cris, des explosions, un héros et un dénouement heureux. En faisant l'exact inverse, il aborde la question du jihadisme avec bien plus d'efficacité : le calme, l'humour et les drames qui scandent la vie de cette cité malienne tombée aux mains des islamistes rendent la terreur jihadiste plus réelle, plus inquiétante.

Des hommes avant tout

Comment s'emparer de ce thème d'actualité sans basculer dans le documentaire ? Peut-être en filmant ces hommes comme des êtres humains, et non des meurtriers, des monstres ou des psychopathes. Abderrahmane Sissako ne cherche pas à établir de profils-types. Aussi redoutables soient-ils, les jihadistes ont aussi leurs défauts attendrissants, leurs moments de relâchement voire leurs interrogations. Ils ne sont pas condamnés à tuer au nom d'Allah (ou plutôt de cette pulsion meurtrière qu'ils travestissent en Allah), pas plus qu'ils ne peuvent tenir eux-mêmes tous les engagements auxquels ils contraignent la population de se soumettre.

Le personnage du jihadiste français, un fumeur honteux (la charia proscrit l'alcool, le tabac et toutes formes de jeu), a l'air d'un grand dadet paumé, aussi maladroit avec les femmes qu'avec les voitures qu'il apprend tout juste à conduire, à quarante ans. Après avoir échoué à obtenir d'une touareg convoitée qu'elle se couvre les cheveux, il évacue sa frustration sexuelle en décimant avec sa kalachnikov une petite touffe d'herbes qui dessine un sexe féminin sur la crète d'une dune de sable. En une image, tout est dit. Son jeune compère, qui tente en vain d'enregistrer une vidéo de propagande et passe pour l'idiot du village, ne vaut pas mieux. Leur rejet de l'autre est le prolongement métastasé de leur inadaptation au monde. L'usage de la violence leur permet de reprendre le dessus, ou de s'en donner l'apparence. Derrière la victoire collective des jihadistes à Timbuktu, une série d'échecs personnels se font jour.

L'oubli de Dieu

Cette volonté de se montrer compatissant ou moqueur envers les jihadistes tient sans doute de l'euphémisme. Les violences de Boko Haram au Nigeria ou de l'Etat islamique en Syrie sont sans commune mesure avec ce qui est montré dans le film, à l'exception d'une courte scène de lapidation. Mais trop d'effets spectaculaires auraient sans doute empêché le spectateur de réfléchir au cœur du problème : l'oubli de Dieu dans le jihad. Réalisateur mauritanien de confession musulmane, Abderrahmane Sissako doit, j'imagine, se sentir dépossédé de sa religion, devant le théâtre des exactions jihadistes. Car les hommes en arme ne "font" pas de la religion : ils font de la politique, rien d'autre.

Timb

Ils font d'ailleurs tellement de politique qu'ils passent leur temps à parlementer. Certes, l'issue de la discussion tourne toujours à leur avantage (la kalachnikov a le dernier mot), mais ils tentent ainsi de faire accepter leur idéologie, de légitimer leur pouvoir. A pas de loup. Dans la plus belle scène du film, le chef des jihadistes, vieux barbu placide au regard métallique, explique à un condamné à mort qu'il ne le tue pas de bon cœur, qu'il se doit simplement d'obéir aux règles. "Où est la clémence ? Où est le pardon ?", demande un habitant, un peu plus loin dans le film. Un hadith bien connu avance une réponse : "Ceux qui sont miséricordieux, Allah sera miséricordieux envers eux." Les jihadistes, qui investissent les mosquées en chaussures et en armes, ne semblent pas le connaître.

Désintégration

Pourchassés, martyrisés, les habitants de Timbuktu ne peuvent vaincre la terreur jihadiste. Non pas qu'ils soient lâches ou que cette terreur "les arrange bien au fond" (comme Michel Onfray fait mine de le penser). Mais les liens sociaux sont peu à peu détruits par les attaques incessantes des islamistes. C'est ce que proclamait, étouffé de colère, Emir Kusturica dans Underground : "Une guerre n'est pas une guerre tant que le frère ne tue pas son frère." Abderrahmane Sissako filme ce moment de bascule, où les jeunes ont encore assez de force et d'espoir pour jouer au football sans ballon, mais où un adulte désespéré en tue un autre pour une simple vache morte. Combien de temps cette mère défendra-t-elle sa fille qui refuse de se marier à un jihadiste ? Combien de chansons ce groupe d'amis se risquera-t-il à chanter, avant de renoncer, par crainte de représailles ? 

timbuktu

Dans le maëlstrom de cette société qui se désintègre un peu plus chaque jour, seul celui qui en était déjà exclu avant l'invasion trouve grâce aux yeux des jihadistes : le fou. On ne fait pas de politique avec les fous, on les laisse divaguer, sans jilbeb ni pantalon règlementaire, on les laisse rire effrontément, tutoyer, batailler même, ceux qui sont par ailleurs prêts à tuer pour un simple écart de conduite. Comme chez Shakespeare (ou Kurosawa, qui s'en inspire), le fou est le personnage par lequel éclate l'absurde vérité du moment. Dans Timbuktu, il prend la forme d'une femme emmitouflée dans une robe à traîne, sorte de pythie sans sanctuaire, inséparable de son coq. Auprès d'elle, l'animal de compagnie se tait. Il erre en silence, comme s'il attendait que la nuit jihadiste prenne fin pour chanter à nouveau.

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Crédit photos : Le Pacte.

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu