Une semaine avant l'attentat contre Charlie Hebdo, sortait en toute discrétion Pasolini, d'Abel Ferrara, un anti-biopic avec Willem Dafoe qui explore les dernières heures de la vie du poète et cinéaste, assassiné sur le bord d'une plage en 1975 (l'enquête pour déterminer les commanditaires de son meurtre est toujours en cours). J'ai vu ce film peu après la tuerie du 7 janvier. Devant le parcours de cet artiste entré en résistance contre la société petite bourgeoise, le fascisme et les oppresseurs de toutes sortes, je n'ai pu m'empêcher de penser aux caricaturistes français, morts parce qu'ils défendaient, eux aussi, des idées iconoclastes.
"Scandaliser est un droit, être scandalisé est un plaisir"
Athée, marxiste, homosexuel, Pier Paolo Pasolini ne luttait pas ouvertement contre l'obscurantisme religieux. Il avait même une certaine fascination pour la religion chrétienne, séduit par sa puissance d'évocation poétique et mythologique. Le cinéaste italien s'est permis d'adapter indifféremment Sade (Salo ou les 120 Journées de Sodome) et la Bible (Le Décaméron, L'Evangile selon Matthieu), au grand dam du clergé catholique. Mais il détestait tout autant les moralistes enseignant la façon de "bien croire" ou "bien penser". Comme Charlie Hebdo, il plaçait la liberté au sommet de son art.
Dans sa dernière interview, mise en scène chez Ferrara, Pasolini déclare : "Scandaliser est un droit, être scandalisé un plaisir." Comment mieux résumer la situation actuelle ? Les millions de Français qui ont marché pour soutenir l'hebdomadaire satirique ont défendu la première partie de cette phrase, son aspect juridique. La seconde moitié mérite également l'attention. "Etre scandalisé est un plaisir". Tout le problème est là : dans quelle mesure le scandale est à prendre au sérieux, dans quelle mesure la contestation peut s'avérer hypocrite, dans quelle mesure le refoulé agit sur le discours politique des uns et des autres.
"Nous sommes tous en danger"
A propos de Salo, sa dernière œuvre cinématographique, Pasolini se montre inquiet. "J'ai essayé de la défendre plus que les autres, parce qu'il y avait des dangers immédiats." Quels dangers ? lui demande Philippe Bouvard (!), le journaliste qui l'interroge. "L'apparition d'un moraliste qui refuserait le plaisir d'être scandalisé." Au fond, ce n'est pas tant l'axe moral défendu par les détracteurs de Pasolini qui importe, que le refus du plaisir dont ces moralistes font preuve. Le plaisir, volontiers masochiste chez Pasolini, défie l'ennui et les conventions, au profit d'une humanité à l'écoute de ses désirs et de ses contradictions les plus douloureuses. Pour lui, il ne fait pas de doute que ceux qui refusent ce "plaisir d'être scandalisé" redoutent le plaisir en général.
Une inquiétude nous gagne à notre tour : le monde occidental a-t-il définitivement cessé de goûter à ce plaisir - pourtant circonscrit à des paroles ou des images ? Les intégristes religieux n'ont pas l'apanage de l'indignation perpétuelle (bien qu'elle reste, encore heureux, très majoritairement non violente). A mesure que nos moyens de communication se développent, l'éventail des discours semble se raidir, comme si communiquer se réduisait à conforter chacun d'entre nous dans ce qu'il est. Ce tweet, qui circule beaucoup depuis quelques jours, résume bien la tristesse de la situation.
Remake Back To The Future 2 where there are no flying cars but people stare at their phones all the time + get offended at everything. #2015
— Trevor Moore (@itrevormoore) January 1, 2015
Dans le film de Ferrara, Willem Dafoe suggère un titre pour cette interview : "Nous sommes tous en danger." Un danger abstrait, comme la crainte que le tragique puisse triompher de tout. Mais un danger qui, concrètement, revêt parfois le masque d'hommes armés prêts à répandre le sang. Par orgueil, intérêt ou ignorance. Le réalisateur fait dire à Pasolini que pour tenter de résister à ce danger, il faut qu'un artiste mette en œuvre son talent de façon "géniale, absolue et absurde". Les caricaturistes se rappellent une fois de plus à notre souvenir. Mais il y a quarante ans, personne ou presque "n'était Pasolini", son lâche assassinat n'a pas donné lieu à une vague de soutien populaire comme après la tuerie à Charlie Hebdo. Les événements tragiques des derniers jours rendent la disparition de ces artistes encore plus déchirante, et ce film encore plus nécessaire. Je suis Charlie Hebdo. Je suis Pier Paolo.