Quelque part entre Amadeus et Inside Llewyn Davis, voici Eden, le nouveau film de Mia Hansen-Love, chronique d'un DJ confidentiel émergeant aux mêmes lieux et période que les Daft Punk, dans les années 1990. Paul, notre anti-héros (drogué, enfantin et mélancolique), les côtoie un peu, à la faveur de soirées ou de raves sauvages organisées autour de Paris. Mais Paul a un problème, il n'a pas de talent. Ou peu. Ce qui pose non seulement un problème en tant que tel, pour gagner de l'argent ou draguer des filles pas trop idiotes, mais aussi à nous, spectateurs, puisque le film ne nous donnera jamais envie de nous intéresser à sa musique.
Paul (Félix de Givry) est un personnage inspiré du propre frère de Mia Hansen-Love, Sven. Comme j'ai grandi à Coulounieix-Chamiers (Dordogne) dans les années 1990, je ne connaissais ni son nom, ni celui de ses soirées Cheers, ni du fanzine Eden, ni du Moma PS1, ni globalement de la galaxie "French Touch" ou de radio FG. Bref, je ne connaissais rien, et d'une certaine manière, j'espérais qu'Eden me ferait regretter cette lacune, et, pourquoi pas, me permettrait de la combler.
Magnétisme des Daft Punk
Or, quelle évidence surgit devant ce long film cotonneux (2h15) ? Celle de la toute-puissance des Daft Punk comparée à cet homme confus et ses mix sans grande personnalité. Dès les premières notes, que ce soit du précurseur Da Funk ou du plus récent Within, le génie des deux Parisiens (joués par Vincent Lacoste et Arnaud Azoulay) est accablant pour le héros, et, de facto, pour le film. Il opère comme une force magnétique qui donne envie de clamer, dès que les personnages ou le son des Daft Punk disparaît de l'écran : "Revenez !"
J'imagine assez bien Mia Hansen-Love et son frère, coscénariste d'Eden, tergiverser durant l'écriture du film à propos de la place à accorder aux Daft Punk. L'exigence de base : ne pas faire de biopic. La contrainte : les intégrer au récit car ils font partie de l'histoire. L'opportunité : faire quelques clins d'œil autosatisfaits ("oui, j'étais là quand ils mixaient encore à visage découvert dans des apparts", "oui, je les croise encore dans des clubs où personne ne les reconnaît plus"). Mais dans ce cas, pourquoi passer si peu de temps à détailler le travail de Paul ? Pourquoi sa musique est-elle à ce point évacuée ? Eden nous gratifie de - maximum - trois séquences de "work-in-progress". C'est dérisoire, pour un film qui se revendique "sur la French Touch". On a soif de comprendre cet art numérique, l'origine des samples, des sons, des rythmes, des agencements, le choix des chanteurs, les secrets des enchaînements... On attend encore.
Peut-être qu'au fond, l'entreprise de Mia Hansen-Love était caduque dès le départ, et qu'un film sur Sainte-Beuve est toujours moins captivant qu'un film sur Hugo. Car pour s'attaquer à l'artiste oublié, plutôt qu'à celui qui est célébré, il faut de la ressource, des choses à dire. Je citais plus haut Amadeus, de Milos Forman, et Inside Llewyn Davis, des frères Coen. Chacun résout ce dilemme à sa manière. Le premier est un biopic de Mozart que la mise en scène épie de biais, à travers le regard envieux, admiratif et mortifère de Salieri. L'autre, saugrenu biopic de folkeux moyen, garde des œillères jusqu'à la dernière séquence (le jeune Bob Dylan sur scène) pour éviter que notre regard ne dévie. La réalisatrice d'Eden n'ayant ni point de vue, ni œillères, elle perd son film dans les méandres du témoignage nostalgique, et le spectateur avec. En sortant du cinéma, on est pris d'un réflexe : lancer Homework sur notre smartphone, avec la désagréable sensation d'avoir vu un film qui profite du talent des Daft Punk, sans jamais se hisser à leur niveau.