La formule n'est pas de moi, vous l'aurez sans doute reconnue : "l'édifice immense du souvenir", c'est cette image employée par Marcel Proust pour décrire le travail de la mémoire dans le passage de La Recherche sur la madeleine qu'il déguste un matin, et qui le propulse dans son enfance. Quel rapport avec Interstellar, de Christopher Nolan, qui s'attache à suivre des astronautes en quête d'une nouvelle planète habitable ? Si loin, si proches... Disons en un mot que les deux œuvres tentent, à leur manière, de sonder les mystères du temps. Si c'est lui qui passe à travers nous, ou nous à travers lui. Et comment le temps nous lie aux autres, parfois malgré nous.
La filmographie de Nolan semble creuser ce sillon depuis le début. Memento, Insomnia, Inception, en particulier. La question est globalement de savoir comment un individu peut garder le contrôle de son identité (se connaître, dire "je suis bien moi") si le temps se fracture autour de/en lui, qu'il ait perdu la mémoire, que son esprit soit altéré par le manque de sommeil ou qu'il vive dans un rêve à la temporalité fluctuante. Interstellar délocalise cette interrogation dans l'espace et rend la chose encore plus passionnante. L'aventure spatio-temporelle de Cooper et sa petite troupe, qui vieillissent moins vite que les Terriens, permet de poser les questions qui fâchent. J'en vois cinq principales, que le cinéma tente de mettre en forme, à défaut de pouvoir totalement y répondre.
[Spoiler alert : mieux vaut avoir vu le film avant de lire ce qui suit]
Peut-on échapper à un souvenir (comme on échapperait à la gravité) ?
L'expédition n'est pas seulement un défi scientifique sans précédent, c'est aussi une métaphore du détachement, de la difficulté à lâcher prise dans la vie. Cooper (Matthew McConaughey) doit se séparer de ses deux enfants pour accomplir sa mission. Physiquement, bien sûr, mais aussi mentalement, afin de guider ses choix le plus clairement possible. Idem pour Brand (Anne Hathaway), que son cœur guide vers son amant, échoué sur une planète potentiellement accueillante. Le thème de la gravité s'affranchit du seul champ scientifique et devient une sorte de principe commun aux êtres et aux choses. De là, une impression très forte de symbiose entre l'univers créé par Nolan et les enjeux narratifs qui cernent les personnages. Lorsque Cooper s'éjecte du vaisseau spatial, il ne dit pas seulement adieu à sa coéquipière et à ses enfants, il accepte de laisser l'humanité entière derrière lui. A ce moment, il est "au-delà de l'horizon", la gravité n'est plus une donnée. Chacun, pour peu qu'il ait souffert un jour, peut se retrouver dans cette figuration (très premier degré, chez Nolan) d'une cinquième dimension où la gravité serait modulable, où l'individu ne serait plus rattaché à rien et aurait prise sur tout. Et donc, sur son passé...
Vit-on pour habiter les autres sous forme de souvenir ?
Le premier quart d'Interstellar se concentre sur la relation fusionnelle entre Cooper et sa fille Murphy (Mackenzie Foy). Une mère absente, morte d'une tumeur on ne sait trop quand, et une passion commune : la science. Mais Murphy reste une enfant, et quand elle voit la poussière former des lignes, elle y voit l'œuvre d'un "fantôme". Et son père de lui expliquer que "les fantômes n'existent pas", du moins pas comme on l'entend. Les fantômes, dit-il, ce sont de vrais gens qui vivent sous forme de souvenir dans la mémoire des autres. A cet égard, la relation parent-enfant constitue le paroxysme de ce schéma relationnel à distance, où l'on réactive la présence d'une personne à travers le souvenir, par-delà la mort si besoin. Murphy adulte (Jessica Chastain) se montrera incapable d'aller dans sa chambre car la pièce "contient trop de souvenirs" . Son frère, plus basique, lui répond : "Il y a une solution à cela." Et il pointe son fils. Sous-entendu, quand on fait des enfants, on cesse d'avoir des souvenirs et on accepte d'en devenir. Je ne sais pas si Nolan a lu Nadja, d'André Breton, mais cette allusion aux fantômes intérieurs qui nous peuplent fait étonnamment écho à l'introduction du livre : "Pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je 'hante' ?" Hein, pourquoi ?
Peut-on se "connecter" avec quelqu'un sans partager de souvenirs avec lui ?
"L'édifice immense du souvenir" est autant un mur qu'un pont entre les êtres. Que se passe-t-il quand cet édifice n'existe pas, mais que les deux rives sont censées se rejoindre ? Cette question, nous la retrouvons furtivement à la fin du film, lorsque Cooper, qui n'a pas l'impression d'avoir vécu plus de quelques mois, retrouve Murphy (Ellen Burstyn) âgée de 120 et quelques années, sur son lit de mort. Les deux êtres, jadis si proches, ont été privés de décennies de souvenirs à construire ensemble. Le lien qui les unit est maigre, mais le voyage interstellaire ne l'a pas détruit. Cooper en revanche se détourne complètement de sa descendance, petits et arrière-petits-enfants, pourtant présents dans la chambre d'hôpital. Pas un mot, ni un regard. Drôle de décision... Ce patriarche, qui regrette à chaque instant de ne pas être "resté" auprès de sa fille quand elle était petite, choisit au contraire de rejoindre Grand afin de poursuivre sa mission. Grand, avec qui il partage désormais plus de souvenirs que n'importe qui parmi ses proches. Comme disait Einstein, "le reste, c'est du détail".
Stockera-t-on un jour notre mémoire en dehors de notre cerveau ?
Comme tout bon film de science-fiction, Interstellar se projette dans l'avenir pour mieux interroger notre présent. Restons sur le thème qui nous intéresse, celui du souvenir. Nolan semble avoir une légère appréhension à l'idée que nos souvenirs puissent, un jour, ne plus nous appartenir. C'est-à-dire qu'ils ne vivront plus en nous mais qu'ils auront été externalisés, par les machines. Une des plus belles scènes du film le préfigure. Cooper revient d'une planète où le temps s'écoule plus lentement que sur Terre ; à son retour, il découvre 23 ans d'archives de son fils lui envoyant des messages via une sorte de Skype interstellaire, puis de sa fille. Comme si sa vie s'était écoulée sans lui, sur ce disque dur externe, mais qu'il s'agissait quand même de souvenirs qu'il aurait dû collecter. Le vertige est pour lui d'autant plus grand qu'il regarde tout d'une traite, pour rattraper le temps perdu. Si l'on évacue la notion de décalage temporel entre celui qui regarde et celui qui émet, on se retrouve devant une situation proche de la nôtre, celle de la connexion permanente où l'on stocke de plus en plus le savoir sur internet et non dans notre cerveau. C'est le syndrome de la soirée passée à vérifier les propos de chacun sur Wikipédia, où de l'album photos Facebook que l'on remplit, oublie, et retrouve par hasard à la faveur d'un "like" un peu incongru. Se souviendra-t-on encore des choses qu'on ne met pas en ligne, quand toute notre vie sera reconstituée dans le "cloud" ?
Le cinéma est-il une simple machine à créer des souvenirs ?
Il reste une dimension à explorer dans Interstellar, qui dépasse le cadre narratif du film. C'est la question du cinéma. De l'avis d'un ami (et j'imagine, de plein de cinéphiles mieux renseignés que moi), Nolan parle davantage de cinéma dans ses œuvres que des choses dont il a l'air d'être effectivement en train de parler. Pirouette un peu facile, à mon sens, mais que l'on est malgré tout en droit d'opérer pour comprendre sa filmographie, et ce qui peut nous plaire chez elle. Pour quelqu'un d'obsédé par la mémoire, le choix du 7e art n'est en effet pas anodin. Le cinéma permet de faire vivre à un instant T une émotion, une aventure qui s'évanouit au moment même où elle se produit. Contrairement à une peinture, une sculpture ou une photo, il redéfinit son propre espace-temps et nous l'adoptons, le temps d'une séance. Si j'ai autant aimé Interstellar, c'est aussi car en sortant de la salle, j'ai eu le sentiment d'avoir vécu quelques mois dans l'espace, comme Cooper et Grand. Et j'avais comme eux l'esprit lourd de ce que je venais de voir. J'y repense sans cesse.
Avant d'atterrir entre les mains de Nolan, Interstellar était destiné à Steven Spielberg. Coïncidence ? Spielberg reste sans doute le plus grand faiseur de souvenirs de l'histoire du cinéma. En revoyant récemment E.T., la saga Indiana Jones ou même La Liste de Schindler, j'ai compris que Spielberg filmait des souvenirs en devenir. Comme pour Nolan, les films fonctionnent sur le mode de "l'inception", ce sont des idées que l'on nous dépose dans le cerveau et qui y germent et finissent par vivre leur propre vie. Voilà pourquoi j'irai voir et revoir encore Interstellar pour qu'un jour, je puisse fermer les yeux et revivre le film intégralement, sans écran. Et j'aurai accompli un petit miracle : mon cerveau sera devenu une salle de cinéma dont je serai à la fois la projectionniste et la seule spectatrice.