L'association Osez le féminisme a publié, mercredi, une critique bien peu reluisante du dernier film de David Fincher, Gone Girl. On y lit notamment que ce thriller est "une valse sans fin, qui justifie en fait les pires arguments masculinistes : Amy incarne le cliché patriarcal de la perversion féminine idéale, qui utilise la violence psychologique, soi-disant arme favorite des femmes, pour humilier et blesser son mari". Cette accusation m'a fait bondir, alors même que je me pense féministe (#teamEmmaWatson) et que j'ai pas mal écrit sur le sujet (ici, ici ou ici).
J'admets volontiers que Gone Girl n'est pas un topo-briefing exemplaire sur la question féministe, puisqu'en apparence il portraitise une femme hystérique qui prend sa revanche contre son mari pour une banale affaire de fesses. Mais il a d'autres ressources, plus ambiguës, qui décryptent la violence dont sont victimes les femmes en Occident, et dont cette femme-là est victime en particulier. A ce niveau, Gone Girl se révèle même très puissant.
Amy est d'abord victime de la société
A aucun moment dans l'article d'Osez le féminisme, il n'est fait mention des parents d'Amy (Rosamund Pike) ni de son milieu d'origine. Or, leur rôle dans la construction du personnage est essentiel. Mr and Mrs Elliott ont transformé leur fille en personnage de fiction dès sa plus jeune enfance, à travers la série de livres jeunesse Amazing Amy. Tout ce qui se passe sur papier est évidemment 100 fois plus palpitant que la vie réelle d'Amy, parce qu'il s'agit précisément d'une œuvre fictive, et les parents semblent bien plus attachés à cette image parfaite de petite fille intrépide et joviale, qu'à leur propre enfant.
Ainsi, Amy s'est sentie toute sa vie en concurrence avec son Moi idéal, parvenant parfois à s'en rapprocher (elle est sublime et très intelligente), et parfois, sombrant dans ce qui est perçu comme un échec pour une femme d'une telle envergure (elle est célibataire à 35 ans et finit par perdre son boulot). Quelle injustice ! Car son futur mari, Nick, se trouve bien loin de toutes ces considérations. Sur ses épaules ne reposent pas les conditions d'une "vie réussie" : un beau foyer, des voisins appréciés, de beaux enfants... Personne ne lui reproche de dîner d'un simple pot de glace, de tromper sa femme ou de passer son temps au bar. C'est un homme, il a globalement tous les droits.
Les torts sont partagés entre les sexes
Certains accusent le scénario, écrit par Gillian Flynn (une femme, au passage), de tout mettre sur le dos d'Amy : elle serait folle et son mari serait une triste victime de cette hystérie. Mais si tel était le cas, Nick n'aurait pas de réaction passive au début du film, il ne sourirait pas devant la photo de sa femme au-dessus de laquelle il est écrit "portée disparue". Sa femme disparaît, et il s'en fiche... Pas de pleurs ni de cris, à peine la douleur d'être subitement seul. Un soulagement, en somme. La mort hypothétique de son épouse ne le dérange pas. Il n'aurait pas pu la tuer, mais puisqu'elle est morte... On ne ressuscite pas les morts, et c'est tant mieux.
Ce qui rend Gone Girl aussi fascinant, c'est justement l'absence de discours unilatéral ou de solution toute trouvée. Les torts sont partagés entre les deux époux, elle dans sa rage désespérée, lui dans sa passivité chronique. Malheureusement, les médias, cibles du film dans son deuxième volet, sont trop bêtes pour le comprendre. Ils aiment ce qui est manichéen, les discours faciles à distiller. Après avoir crucifié Nick, ils l'encensent. Mais savent-ils ce que Nick pense en son for intérieur ? Si seulement ils avaient vu, comme nous, l'intro du film : en voix off, Ben Affleck nous dit gentiment qu'il voudrait fracasser le crâne de sa femme pour savoir à quoi elle pense... Eh oui, la réalité se révèle toujours plus complexe que le récit qui tente de l'encapsuler. Le titre du roman dont est tiré le film, Les Apparences, est d'ailleurs là pour nous le rappeler.
On aurait, du reste, bien des difficultés à déceler une quelconque essentialisation de la femme à travers les autres rôles féminins. La sœur jumelle de Nick, Margo, est une barmaid attachante au vocabulaire fleuri ; la mère d'Amy, une bourgeoise sans scrupules ; la jeune maîtresse de Nick, une bêtasse manipulée ; la détective, une femme de tête droite dans ses bottes, etc. La variété psychologique des personnages secondaires n'est pas l'apanage des femmes, puisqu'on croise également, au rayon masculin, un avocat plein d'humour, un enquêteur un peu idiot, un autre bourgeois sans scrupules et un ex-amant (Neil Patrick Harris) aussi timbré que la femme dont il est amoureux. Egalité, comme on dit au tennis.
Le couple, une invention qui rend fou
Dans une interview à Metro News, David Fincher explique ce qui l'a séduit dans la trame du film : "Je ne vois pas Gone Girl comme un thriller. Pour moi, c'est un film qui existe à trois niveaux. Ça commence par un mystère, la disparition de cette femme, ensuite ça vire à l'absurde et enfin ça devient une satire du mariage. C'est ça qui m'intéressait : comment naviguer à travers ces trois univers, ces trois tonalités."
Le mariage, voilà la destination finale du film. Ce mariage qui rend fou, parce qu'il étouffe, parce que l'autre n'est jamais parfait, parce que nous non plus et parce que Sacha Guitry l'a si bien dit avant David Fincher : "Allons, faisons la paix, veux-tu, séparons-nous." Plus que le mariage, d'ailleurs, c'est la possibilité même d'une vie épanouie à deux qui semble remise en cause. Un certain nombre de personnages de Gone Girl (dys)fonctionnent par paire : le couple Amy-Nick, les frère et sœur jumeaux, les parents d'Amy, les deux enquêteurs, l'ex-amant et son Amy imaginaire.
Une critique féministe du cinéma peut s'avérer pertinente, mais encore faut-il qu'elle explore toutes les facettes d'un film. Celui de David Fincher échappe aux analyses classiques sur la domination masculine, car il vilipende avec malice les standards machistes de l'American Way of Life, tout en se refusant à produire un discours lui-même normatif ou culpabilisateur pour les hommes. "J'espère qu'à l'arrivée, les gens seront accrochés, et qu'ils seront surpris, glisse le cinéaste dans l'interview citée plus tôt. Ce qui est très dur de nos jours. Ça fait 100 ans que le cinéma existe et on a souvent l'impression d'avoir tout vu." Que David Fincher se rassure : Gone Girl est assurément un film que l'on avait encore jamais vu.