"Ah ! Monsieur a mis sa musique..." Tandis que les petites mains de l'atelier Saint Laurent peaufinent une robe, dans un calme presque religieux, Mozart s'échappe du bureau du couturier. "Monsieur" a lancé le concerto pour piano n°20 en ré mineur, mais demeure invisible. Déjà, il se dérobe, ou plutôt apparaît sous une forme seconde, artistique, métaphorique.
Le Saint Laurent de Bertrand Bonello n'est pas seulement un grand film sur la mode, c'est un beau film musical, de ceux dont la bande originale constitue sinon un personnage, du moins un élément qui déborde du décor. Une BO à télécharger, comme l'était déjà celle de L'Apollonide, son précédent film. Trois couches musicales s'imbriquent : les compositions de Bertrand Bonello, du vieux rock et des morceaux de musique classique. Un répertoire tous azimuts qui ne trahit pas que le bon goût du cinéaste, mais aussi une forme d'intelligence de la mise en scène, une cohérence entre les images, les dialogues et les sons.
Modernité, intemporalité
Comment résumer le style d'Yves Saint Laurent ? Impossible, autant essayer de condenser la Bible en un tweet. En quarante ans de collections prêt-à-porter et haute couture, le natif d'Oran a touché à tous les styles, proposé mille et une pistes pour habiller les femmes, dans un souci constant d'allier élégance et modernité. Dès les années 60, le monde applaudit ce petit génie qui détourne les codes masculins pour rendre les femmes encore plus féminines (cabans, sahariennes, smokings...). Dans le même temps, les codes de la féminité sont repensés, plus joueurs, plus fiers (fourrure vert pomme, seins apparents, dos nus...).
A travers son film, Bertrand Bonello capte ce subtil va-et-vient entre le chic intemporel des collections et leur audace. Saint Laurent, fêtard, mélomane, est un homme excessivement de son époque autant qu'un dandy gâté pourri planant loin de la société, comme le lui font remarquer à plusieurs reprises amants et amis. Visuellement, cette tension se traduit dans une confrontation en split-screen (un peu facile) entre les images de Mai 68 et la collection de la même année. Musicalement, par un choc entre la musique rock et la musique classique : Bach croise The Velvet Underground, Mozart frôle Creedence Clearwater Revival, Schubert s'enivre de Frankie Valli & The Four Seasons.
Le cinéaste admire aussi cela chez le créateur. "J’aime les contrastes, dit-il à Slate.fr. Je crois de plus en plus aux contrastes dans les films. Et j’irai même plus loin : je ne crois plus à un film qui n’a pas de contrastes." Saint Laurent est un homme dont la couleur préférée est le noir, mais qui a un besoin viscéral de soleil. C'est un mondain amoureux de son chien, un visionnaire nostalgique, un drogué en nœud pap'. Bref, on croirait l'oxymore "soleil noir" créé pour lui. Il ne fait pas corps avec son époque, il la façonne de ses mains distantes, lui qui "aime les corps sans âme, parce que l'âme elle est ailleurs". Son plus grand rêve, au fond, ce serait de pouvoir "dormir mille ans", comme l'annonce une des filles en introduction de L'Apollonide (citant Venus In Furs en français). Saint Laurent aussi s'ouvre sur une envie de sommeil. He's so tired, he hasn't slept a wink...
Petite musique proustienne
La légende d'Yves Saint Laurent, construite par son travail et celui de Pierre Bergé, s'accompagne depuis longtemps de ces références multiples. En 2002, la rétrospective 1962-2002 de ses plus belles créations s'ouvre sur plusieurs classiques du rock : (I Can't Get no) Satisfaction des Rolling Stones, I'm Waiting for my Man du Velvet et Getting Better, des Beatles. Autre clin d'œil, un enregistrement des réponses d'YSL au questionnaire de Proust, pour qui il nourrissait une profonde admiration. "Qui auriez-vous aimé être ?", demande-t-on. Réponse intransigeante : "Un beatnik."
Les allers-retours temporels de la bande originale font écho à cette passion pour Proust. Entre les deux hommes, nombreux points communs : amour de la mère, amour du lit douillet, amour de l'art, et surtout une grande fragilité nerveuse. Sur cette population psychologiquement meurtrie, Proust écrit : "Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d'œuvre (...) Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont coûté à ceux qui les inventèrent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela." Mais Saint Laurent est bien plus rock que Proust, il aime Picasso, Matisse et Mondrian, il aime prendre de la drogue et mordre le sable lors d'orgies derrière la gare du Nord. Il est plus outré.
Le dernier tiers du film parvient assez magiquement à traduire cette petite musique proustienne. Bertrand Bonello éclate son récit et fait communiquer les époques entre elles, temps perdu, temps retrouvé, absences, souvenirs, hallucinations. On ne sait plus quelle conscience se projette, si c'est l'enfant qui s'imagine adulte, le vieux qui pense à son passé, l'adulte qui rêve éveillé... Le choix d'Helmut Berger, acteur cher à Luchino Visconti, le grand cinéaste des fins d'époque, n'est pas anodin. Helmut Berger a l'air autant diminué que le vieux Saint Laurent. Mais ce qui nous est donné à voir, et nous éloigne de Visconti, ce n'est pas la fin d'un monde, c'est la fin d'un homme, simplement. Un grand bourgeois perdu, qui nourrit son chien avec du caviar et, dans un ultime sursaut rock'n'roll, commande à son coiffeur, à bientôt 70 ans, "la même couleur de cheveux que Johnny".