C'est l'histoire d'une actrice qui s'éclipse pour mieux briller. En trois films, sortis entre mars et août, Scarlett Johansson a effectué une mue spectaculaire, qui annonce un tournant dans sa carrière. Programme informatique physiquement absent dans Her (Spike Jonze), elle incarne un ovni androphage dans Under the Skin (Jonathan Glazer) puis se transforme en terrienne extra-humaine dans Lucy (Luc Besson). Ces trois rôles offerts par des réalisateurs aux trajectoires pourtant éloignées dialoguent entre eux. Simple coïncidence de calendrier ? La jeune comédienne doit bien avoir quelque chose en tête...
Du haut de ses 29 ans, Scarlett Johansson a une quarantaine de films à son actif. Certains très bons, d'autres, plus nombreux, assez faibles. Loin de se cantonner aux seconds rôles rémunérateurs (Avengers, Iron Man, Captain America), elle s'est donc tournée vers le cinéma indépendant avec Her et Under the Skin, un itinéraire bis qui l'a paradoxalement rendue plus forte. Le succès mondial de Lucy prouve que la comédienne a franchi un cap. Comme si Scarlett Johansson était la plus grande actrice du moment, et que tout s'était noué dans cette trilogie qui ne dit pas son nom. Comment l'expliquer ?
[Attention, cet article révèle certains éléments-clés de films]
En chair et en iOS
La première amorce de métamorphose se produit dans Her, un film d'anticipation où Scarlett Johansson n'apparaît pas une seconde. Elle se contente de doubler la voix de Samantha, le logiciel dont tombe amoureux Theodore (Joaquin Phoenix). Coup de génie de Spike Jonze et de l'actrice, sans doute la seule à pouvoir se permettre un tel pari dans notre société saturée d'images : susciter le désir par le simple usage de sa voix. Dès qu'elle parle, de sa voix d'enfant enroué, le spectateur se figure mentalement son corps. "Elle", "la", "ses", "sa" (tout ce que "her" signifie en anglais), Scarlett Johansson l'incarne virtuellement. Elle n'a plus besoin d'être visible pour être vue, son corps - visage compris - s'impose à nous, malgré nous, comme la persistance rétinienne d'un fantasme absolu.
A ce titre, les scènes de sexe sont les passages les plus réussis du film. On se délecte soudain de l'absence d'un corps sur lequel nos yeux se sont tant alanguis, dès l'ouverture de Lost in Translation ou dans les duels amoureux de Match Point. Si Theodore savait ce qui se cache derrière son système d'exploitation ! Mais non. Samantha est la femme d'après, celle qui n'existe que sur ordinateur. Naît avec elle la Scarlett Johansson d'après, celle dont le physique est moins un objet de séduction que, pour le spectateur du moins, un refuge de chair dans un monde où les cellules sont peu à peu remplacées par les pixels.
Miroir, mon beau miroir
Après l'éclipse Her, Under the Skin. Face à un miroir, dans une pénombre rougeâtre aussi inquiétante qu'érotique, Scarlett Johansson s'observe. Nue. L'ovni débarqué dans la campagne écossaise a délaissé son manteau de fourrure et son jean moulant pour tenter de comprendre quel mystère enveloppe ce physique mondialement convoité. La fiction devient un miroir de la réalité. Sont-ce ses seins pleins de relief, sa taille haute et soulignée, la ferme cambrure de son dos ? Est-ce l'ensemble, ce concentré de formes, courbe et ligne entrelacées, agencement impeccable de pleins (lèvres, seins) et de déliés (yeux, fines articulations) ?
En s'épiant ainsi, elle-même scrutée par la caméra, Scarlett Johansson n'oublie sans doute pas que des photos d'elles dévêtue ont récemment circulé sur internet. Au cours de cette séquence, l'actrice se réapproprie son corps et son image, elle nous somme de la regarder telle qu'elle a envie d'être perçue (sublimée par un cinéaste) et non telle qu'elle est, hors écran. Elle désamorce en même temps cette pulsion voyeuriste qui nous donnait à tous un peu envie de savoir ce qui se cachait sous cette fameuse robe rouge. A la fin du film, son personnage mue littéralement avant de se consumer. Maintenant que nous avons pénétré sous la peau de "la bête", il est temps de passer à autre chose, de plus ambitieux encore.
"Je suis partout"
Cette autre chose, étonnamment, ne survient pas dans un film indépendant, comme les deux productions précédentes, mais dans un blockbuster, Lucy. Jouant une étudiante acquérant malgré elle des facultés surhumaines grâce à une drogue au nom de droïde, le CPH4, Scarlett Johansson décuple ses capacités physiques. Sans perdre son potentiel de séduction, elle ne semble toutefois plus en jouer. Lucy est assise sur un lit en soutien-gorge noir ? Elle n'est jamais aussi affriolante qu'avec deux pistolets à la main, filmée de dos au ralenti sur fond de Requiem de Mozart. Grâce à Under the Skin, Scarlett Johansson a trouvé comment activer le bouton on/off de sa sexualité. On peut enfin la regarder pleinement dans les yeux.
Aussi étrange que cela puisse paraître, Lucy peut à certains égards être envisagé comme un prequel involontaire de Her, dans un style évidemment différent. Le film de Luc Besson s'achève sur un texto envoyé par la jeune femme dont le corps s'est dissous dans le "cloud". "Je suis partout", écrit-elle. Partout, mais de façon immatérielle, comme Samantha. La métamorphose de Scarlett Johansson fonctionne ainsi, elle transforme son esprit en matière, et vice-versa. N'est-ce pas la plus grande ambition qui soit, celle que s'était fixée l'écrivain d'A bout de souffle : "Devenir immortelle, et puis mourir" ? Honni par une partie du public, Lucy offre pourtant à Scarlett Johansson son rôle le plus grandiose, dans un film où elle règne sur tout, y compris sur le temps. Puisse-t-elle rester au firmament le plus longtemps possible.