"The Grand Budapest Hotel", une comédie hantée par le nazisme

Après une première incursion dans le genre historique en 2012, avec Moonrise Kingdom, qui s'attelait aux sixties, Wes Anderson remonte le fil du temps et pose ses bagages en Europe centrale, dans la brume des années 1930. L'action principale de The Grand Budapest Hotel se déploie dans un décor semblable à celui de La Montagne magique, de Thomas Mann : un gigantesque édifice peuplé de personnages singuliers domine une montagne qui semble coupée du monde. Le dispositif installé, le film déroule sa propre intrigue comique, à savoir la cavalcade d'un maître d'hôtel dandiesque, Mr Gustave (Ralph Fiennes), traqué par une riche famille qui l'accuse d'avoir volé un précieux tableau.

Côté pile, The Grand Budapest Hotel est une épopée pleine de gags savoureux, traversée par une bromance inattendue entre Mr Gustave et un "lobby boy" apatride, Zero. Côté face, les références à Stefan Zweig, écrites noir sur blanc, content l'inexorable décadence de la civilisation européenne. Toutefois, le film n'est pas seulement tissé de nostalgie, il est parcouru par un réel souffle tragique. Le cinéaste, qui signe son film le plus violent, semble éluder la question du nazisme tout en la ramenant à notre souvenir, par des moyens détournés. C'est peut-être dans ses creux, plus que dans ses bosses, que The Grand Budapest Hotel m'a touchée. A ma grande surprise, j'ai versé autant de larmes que j'ai été convulsée de rires.

L'Histoire filmée de dos

Comme le Petit Poucet, Wes Anderson sème ici et là des allusions au nazisme et à ses victimes. Il est question de clients "aux cheveux tout blonds", de danses tziganes, d'art dégénéré (avec un tableau d'Egon Schiele), d'une famille vêtue comme la Gestapo, d'insignes SS, d'un avocat juif auquel est promis un destin terrible, d'un immigré qui a les autorités à ses trousses et dont le prénom même, Zero, signifie que son identité est niée, annihilée par le monde qui l'entoure. Et, signe peut-être le plus criant, de détenus vêtus comme dans un camp de concentration -les rayures cette fois inclinées à l'horizontale. Quant au casting, difficile de voir une simple coïncidence dans la présence du tortionnaire de La Liste de Schindler (Ralph Fiennes), de Steven Spielberg, et du Pianiste de Roman Polanski (Adrien Brody).

Blondes

Nous sommes en 1932, soit un an avant l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler, dans la République imaginaire de Zubrowka. Les bourreaux n'ont pas encore les pleins pouvoirs, mais c'est ce même monde qui se retrouvera projeté, quelques années plus tard, dans les massacres à grande échelle, les spoliations, les viols de guerre. Comme si Wes Anderson filmait l'Histoire de dos, il n'évoque jamais la Seconde Guerre mondiale ni la Shoah, pas même lorsqu'il filme ses personnages en 1968, 1985 ou 2014. Et pourtant, le souvenir des atrocités nazies germe dans chaque plan, jusqu'au panneau final qui rappelle que Stefan Zweig s'est suicidé en 1942, année charnière où la "Solution finale" a été décidée.

L'inquiétude face à ce "Monde d'hier", pour citer Zweig, est le thème central du film, mais peut-être pas le plus essentiel. Dans une interview à Variety, Wes Anderson cite comme autre référence La Tempête qui tue, un drame farouchement anti-nazi. Et déclare : "Je pense que le traitement réaliste de cette période de l'Histoire ne m'attire pas plus que cela, car il a déjà été fait à de nombreuses reprises. Je voulais qu'on fasse un film qui soit vraiment à nous." L'univers coloré et fougueux de Wes Anderson n'est pas miscible dans les camps de la mort. Il n'empêche, The Grand Budapest Hotel tente de s'en approcher, conscient d'être, comme To Be or Not to Be, de Lubitsch, à la frontière entre le tragique et le comique.

Vanité du dandysme

Cet évitement de la question nazie constitue un aveu d'échec qui correspond au propos même du film. Son héros, Mr Gustave, obnubilé par les bonnes manières et la tradition, ne peut rien face à l'envahisseur barbare. Son degré de conscience politique se limite à des commentaires sarcastiques sur l'uniforme macabre des escadrons de la mort. Mais Mr Gustave n'est pas dupe pour autant et se fend, dès qu'il le peut, d'une insulte à l'encontre des fascistes, propos qui dépareillent avec son langage habituellement soutenu. On repense à Indiana Jones ("Les Nazis... Je hais ces gars-là") et à Underground ("Putain d'enculés de fascistes"). Pour les gens civilisés, la haine du fascisme se passe d'arguments, elle est viscérale. On insulte, on vomit, on pleure. De toute façon, que peuvent des pâtisseries contre des canons ?

Brody

Si Wes Anderson se reconnaît dans Mr Gustave, c'est qu'il partage sa tristesse d'assister à l'effondrement d'un monde et, surtout, son impuissance face au désastre à venir. Les bonnes manières, concède l'auteur, sont un mode de résistance d'une profonde vanité. Ce qui l'est moins, et c'est là que The Grand Budapest Hotel sort de son apolitisme, c'est la camaraderie qui soude Mr Gustave et son "lobby boy". Au début du film, le maître d'hôtel ne voit en Zero que la promesse d'une perpétuation des traditions, dont il se fait l'emblème. A la fin, Zero est le bouc-émissaire à défendre contre la barbarie nazie. Pas au nom d'un idéal quelconque, mais parce que Mr Gustave s'est attaché à lui. Et que, s'ils y regardaient de plus près, les Nazis en feraient autant.

Crédits photo : Twentieth Century Fox

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu