"American Bluff", un pastiche de Scorsese à s'arracher les cheveux

On croit les voir défiler sous nos yeux, à chaque séquence. Les grands classiques de Martin Scorsese (Les Affranchis et Casino en tête) servent de terreau cinématographique à David O. Russell pour son dernier film, American Hustle, un des favoris aux Oscars, qui se tiennent dans la nuit de dimanche à lundi. Un hommage ? Un pastiche, plutôt, et pas des plus subtils. Seule touche d'originalité apportée par cette comédie policière à l'intrigue bâclée, une garde-robe et des coiffures à faire pâlir d'envie les créateurs de L'Inspecteur Derrick. Vous avez dit "bluff" ?

Petit précis scorsésien

Les étudiants en cinéma ont sans doute été ravis de découvrir American Bluff. Le film fait sien à peu près tous les effets de style emblématiques de Martin Scorsese, au point que l'on pourrait en tirer un petit précis scorsésien. Pour la technique, on nous régale d'un narrateur en voix off, de travellings agités et d'une BO rock aux petits oignons. Pour la narration, la caméra se braque sur une bande de petits truands issus de la classe moyenne (comptant dans ses rangs une desperate housewife pas-si-bête-que-ça) et s'amuse de son jeu du chat et de la souris avec les autorités, le tout dans une absence de morale notoire. Les clins d'œils remplissent déjà la bande-annonce : notre regard s'attarde sur le tapis vert d'une salle de jeu et le micro d'une salle d'audience. Quant au casting, le recrutement de Robert de Niro n'est évidemment pas une coïncidence. Bref, David O. Russell remplace la violence par le kitsch, et tente de laisser le charmer opérer.

Sauf que, contrairement à Scorsese, le charme n'opère jamais. Et pour cause. Pour qu'un pastiche fonctionne, il faut certes y aller à fond dans la copie, mais aussi se garder d'y accoller un discours que le geste accomplit, à lui seul. C'est précisément l'erreur que commet le cinéaste. Qu'a-t-il besoin de nous expliquer, à longueur de temps, qu'une copie vaut peut-être mieux que l'original ? Que les gens "ne croient qu'à ce qu'ils veulent croire" et qu'au fond, tout échappe à l'auteur d'une œuvre ? Même espiègle, ce martèlement a sérieusement de quoi agacer.

Mimiques

Cette redondance fond-forme donne l'étrange impression que les personnages ne sont pas leur porte-parole, mais uniquement le porte-parole du réalisateur, qui s'est, pour une raison obscure, lancé dans la mise en image d'une rédaction de collégien sur "les faux-semblants dans l'art". Leur absence de caractérisation est flagrante. Leurs noms n'impriment jamais, pas plus d'ailleurs que l'histoire qu'ils sont censés incarner, et l'on passe plus de temps à se demander comment leurs moumoutes sont fixées qu'à s'intéresser à leurs affects, leurs modes relationnels ou à leur passé. En somme, nous n'avons jamais affaire à des personnages mais toujours à des acteurs singeant des personnages.

Dans cette foire aux doubles beaufs de la série Dynastie, le sort le plus tragique est peut-être celui réservé à Bradley Cooper, pourtant bien dirigé dans Happiness Therapy, du même O. Russell. Forcé d'avoir recours aux bigoudis, afin de transformer sa chevelure en moulure mi-antique mi-afro, il s'agite, surjoue, vide son merveilleux regard d'émotion et réduit son jeu à une succession de mimiques d'une singulière vacuité. Seul moment pétillant, une scène de chauffe avec Amy Adams, qui, assise sur une table, lui interdit de la pénétrer. Le spectateur se félicite alors de découvrir que ce policier possède un cerveau sous sa tignasse -et des hormones sous sa ceinture.

Bradley Cooper, David O. Russell et Amy Adams sur le plateau de "American Bluff".

Bradley Cooper, David O. Russell et Amy Adams sur le plateau de "American Bluff".

Un grand "rien"

American Bluff n'était pas condamné, parce qu'il était un pastiche, à être la caricature de lui-même. Cet écueil, qui guette tout hommage ou parodie zélé, n'a pas ébranlé The Artist, par exemple. Michel Hazanavicius, devenu pasticheur de talent avec les deux OSS 117, sait que pour impliquer le public il faut dépasser l'exercice de style et nous raconter quelque chose (une histoire, une pensée, un moment). American Bluff ne raconte rien. Rien sur les sentiments humains, rien sur les Etats-Unis, rien sur les méthodes d'enquêtes des policiers, et rien non plus sur le cinéma, si ce n'est que les métiers du HMC sont très importants (notamment pour gagner des Oscars...). Martin Scorsese, lui, a toujours excellé à rendre mémorable ce qu'il filme : une prostituée blonde qui joue à la roulette, un boxeur consciencieux qui se refuse à sa femme, un malfrat qui perd le sens de l'humour face aux menaces de son collègue, etc. Choses que l'on pourrait appeler tout simplement des "moments de cinéma".

L'impression finale, au bout tout de même de 2h18 de film, c'est un grand "A quoi bon ?" A quoi bon copier Scorsese, si c'est pour ne rien proposer de nouveau, de personnel par-dessus, une contre-proposition ? On ne saisit pas bien si American Bluff est un pastiche bienveillant, transposé dans une galaxie kitsch, ou une démarche plus négative. David O. Russell se moquerait-il de Scorsese et de son style vu et revu ? Le débat a en effet émergé une nouvelle fois avec Le Loup de Wall Street. Certains critiques reprochent à Scorsese d'être devenu une caricature de lui-même. Quoi qu'on en pense (et je suis pour ma part en désaccord avec cette idée), je trouve triste qu'un réalisateur comme David O. Russell, qui n'a pas encore imposé son style au cinéma, s'amuse ainsi de celui des autres, gratuitement. Plus j'y pense, et plus je perçois American Bluff comme l'aveu d'une copiste qui se révèle incapable d'égaler le talent d'un grand maître. Est-ce bien le genre de cinéaste que l'on souhaite voir récompensé aux Oscars ?

Crédits photos : Metro Films.

A lire aussi : Cet article de Slate.com, qui dresse un judicieux parallèle entre American Bluff et Argo, de Ben Affleck

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu