Soyons honnêtes, Nymphomaniac n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'on en attendait. Les images promotionnelles nous avaient induits en erreur : Nymphomaniac n'est pas un film érotique, encore moins pornographique. D'ailleurs, ce n'est pas Nymphomaniac mais Nymph()maniac, une différence dont on comprend l'importance dès le début du film, avec l'insert sur la nymphe. Ce qui est amusant, c'est qu'après l'avoir vu, on n'est pas vraiment plus avancés. De quoi nous parle Lars von Trier ? Difficile de se prononcer à cette heure, puisque seul le premier volume du diptyque, découpé ainsi pour des raisons commerciales (le volume 2 sort le 29 janvier), a été diffusé. Surtout, son objet principal (soi-disant, la nymphomanie) s'avère insaisissable. Lars von Trier nous aurait-il menti ?
Publicité mensongère
Il y a quelques mois, notre curiosité était attisée par une série d'affiches coquines. Quatorze actrices et acteurs, parmi lesquels Charlotte Gainsbourg, Shia LaBeouf, Uma Thurman et Willem Dafoe, photographiés en pleine extase, sur fond blanc. En voici une version condensée.
Sauf que de tout cela, il ne reste presque rien. Sauf énorme surprise au volume 2, on peut déjà affirmer que la majorité des personnages n'atteignent pas l'orgasme dans le film. Christian Slater serait même plutôt du genre à se faire dessus sur un lit d'hôpital. Et puis, le sexe n'a rien d'émoustillant dans Nymph()maniac. C'est, pendant l'enfance, un objet que l'on étudie dans les livres scientifiques. Puis cela devient un défi qu'une amie lance à bord d'un train : coucher avec le maximum d'inconnus jusqu'au terminus. Et cela finit, comme l'héroïne Joe (Charlotte Gainsbourg, Stacy Martin), le visage tuméfié et le corps exsangue dans une ruelle poisseuse quelque part au Royaume-Uni.
De là à dire que Lars von Trier s'est moqué de nous, il n'y a qu'un pas. Est-il gratuit ? Le réalisateur danois, qui boude les médias depuis sa sortie cannoise sur Adolf Hitler, se joue en tout cas de nos attentes. Nous avions tellement envie de voir un film sulfureux, qui promettait du sexe "pour de vrai", que nous en avions oublié qui est Lars von Trier : un réalisateur angoissé, parfois cruel et à l'esprit foisonnant. En ce sens, Nymph()maniac évoque plus les égarements sexuels d'Emily Watson dans Breaking The Waves que les plaisirs charnels, pour prendre deux exemples récents, de La Vie d'Adèle ou de L'Inconnu du lac. Les digressions sur la pêche à la mouche, la suite de Fibonacci ou le Cantus Firmus chez Bach semblent constituer la chair réelle du film. Celle qui nourrit le personnage de Seligman (Stellan Skarsgård), chez qui Joe atterrit. Celle qui intéresse vraiment le cinéaste. Plus le film avance, plus le sexe apparaît comme un prétexte à ces digressions ; sur le fond, on n'apprend rien, on ressent si peu.
Énigmatique "censure"
Un message en exergue de Nymph()maniac - Volume 1 prévient les spectateurs. "Le film est une version abrégée, et censurée, de la version originale de Nymph()maniac de Lars von Trier. Il a été réalisé avec sa permission, mais sans autre implication de sa part", est-il écrit sur fond noir. Provocation facile ou message ironique ? Le mot "censure" sonne bien comme une accusation, mais on ne comprend pas trop contre qui. Son producteur ? Les commissions de classification ? Les spectateurs ? Le méchant système qui prive les enfants du spectacle de pénétrations en gros plan ? On imagine tout aussi bien le cinéaste ravi de se mettre lui-même au ban. La vérité importe peu. Finalement, "Lars von Trier a confié le montage de cette version à Molly Marlene Stensgaard, la monteuse de tous ses films depuis la série Kingdom, en 1994, pendant que lui travaillait à la longue", explique Le Monde. La version plus "explicite" - mais pas forcément plus émoustillante - devrait sortir en DVD dans le courant de l'année.
A ce sujet, j'étais persuadée que les scènes de sexe étaient filmées sans doublure. Là encore, erreur. "Dans toutes les scènes, j’ai une prothèse, raconte au Nouvel Obs Stacy Martin, qui interprète le rôle de Charlotte Gainsbourg jeune. J’avais juste l’impression de porter une culotte, seulement, lorsque je me regardais dans un miroir, je me voyais nue ! Il y a aussi des effets spéciaux plus complexes pour lesquels on devait mimer exactement la même scène que celle tournée par les acteurs pornos. Nos corps étaient recouverts de petits points noirs [les capteurs de mouvements] pour permettre ensuite de les mélanger numériquement à ceux des doublures. A l’image, on n’y voit que du feu." On est loin de l'histoire de la sextape envoyée par Shia LaBeouf à Lars von Trier, il y a deux ans, pour obtenir le rôle.
Une héroïne "mythomaniac" ?
Tout ceci n'aurait qu'un intérêt limité si le film ne se voulait pas lui-même une réflexion sur les faux-semblants et, pour parler avec des grands mots, la puissance d'un récit et le fait d'y croire. Car c'est bien cela dont il est question. Joe pourrait nous parler de phrénologie ou de courses hippiques, l'effet sur le spectateur serait approximativement identique. Le film emprunte la forme du roman d'apprentissage (comment l'héroïne en est arrivée là) et brouille les pistes, enchaînant les coïncidences farfelues (la scène de retrouvailles entre Joe et son amant Jérôme dans un jardin) et les chapitres purement formels, comme cette scène de ménage ahurissante où Uma Thurman, cocue, confronte ses trois enfants à son mari et Joe, la maîtresse. Or Joe se tait, laissant la scène progresser jusqu'à l'absurde, jusqu'à l'invraisemblance. Un cri strident d'Uma Thurman nous prend par surprise. Lars von Trier manipule les images selon son bon plaisir, et attend du spectateur qu'il célèbre cette liberté revendiquée. Comme disait Boris Vian : "Cette histoire est vraie puisque je l'ai inventée." On est tout près de se demander : Joe est-elle nymphomane ou bien... mythomane ?
L'auteur de Dogville, Dancer In The Dark et Melancholia a beaucoup lu, paraît-il, pour préparer Nymph()maniac. De la littérature libertine, on imagine, mais aussi d'autres œuvres plus fondamentales, dans la veine de Jacques le fataliste et son maître, de Diderot. Rappelez-vous de l'incipit de ce roman picaresque : "Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ?" etc. Tout y est leurre, artifice, fantaisie. Un tel dispositif, repris dans le film, a de quoi ennuyer. Mais il réserve aussi de jolis moments, comme à la fin du premier volume. Joe, qui vient de découvrir le concept de polyphonie, y trouve subitement un écho chez elle : la multiplicité des amants, comparés à des mélodies, crée in fine une seule et même expérience. Pour illustrer cette image, Lars von Trier scinde l'écran en trois : deux fauves encadrent alors Joe et Jérôme, entrelacés dans leur lit, avec des notes de Bach en fond sonore. Un instant précieux qui nous donne, à lui seul, envie de nous enfiler le second volume.