"La Vie d'Adèle" : que reste-t-il de la BD "Le bleu est une couleur chaude" ?

Oublions les polémiques, les petites phrases mesquines et les règlements de compte par médias interposés. La Vie d'Adèle - Chapitres 1 et 2, d'Abdellatif Kechiche, sort au cinéma ce mercredi et l'on pourra enfin profiter du plus important. Palme d'or à Cannes en mai dernier, ce long portrait de jeune fille (trois heures) est l'adaptation de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude (Glénat), de Julie Maroh, qui a reçu le prix du public au festival international d'Angoulême en 2011.

Si les deux œuvres racontent, dans les grandes lignes, l'histoire d'amour tourmentée entre une lycéenne et une étudiante aux Beaux-Arts de Lille, elles n'en restent pas moins très éloignées l'une de l'autre, comme l'auteure Julie Maroh l'avait fait remarquer au printemps. Quelles différences et similitudes y trouve-t-on ?

[Attention, l'article contient des éléments révélant des intrigues du film et de la BD]

Un portrait de jeune fille dévorant

Comme son nom l'indique, La Vie d'Adèle se pose d'entrée comme un portrait de jeune fille englobant, voire exhaustif. "Clémentine" de la BD Le bleu est une couleur chaude est remplacée par "Adèle", prénom de l'actrice qui interprète ce personnage principal (magique Adèle Exarchopoulos), comme un prolongement de sa personne. On la suit chez elle, au lycée, au cinéma, à table, dans le train... Bref, c'est une tranche de vie bien plus complète que la bande dessinée.

Accorder à un être fictif le prénom de son interprète n'est pas nouveau au cinéma (on pense à La Haine, de Mathieu Kassovitz, ou à La Bataille de Solférino, de Justine Triet), mais il ne s'applique ici qu'à l'héroïne : Léa Seydoux, qui joue la petite amie d'Adèle, garde le prénom "Emma" que lui a attribué Julie Maroh. Autrement dit, Kechiche n'a d'yeux que pour Adèle. Il filme sa bouche, son nez, ses cheveux, ses fesses de bébé moulées dans son jean, le tout cadré en gros plan, jusqu'à l'épuisement.

Un ton moins tragique

Pour ceux qui ont lu la bande dessinée, le titre du film paraît presque ironique. Dès les premières pages en effet, on comprend que Clémentine vient de mourir. L'ouvrage en noir et blanc, qui n'applique de la couleur (bleue) qu'aux cheveux d'Emma, alterne entre le récit amoureux lesbien et les heures qui suivent le décès de Clémentine, auprès de ses parents. La protagoniste surgit donc plus comme un fantôme que comme une jeune fille gloutonne et lumineuse, telle que décrite dans La Vie d'Adèle.

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Le réalisateur avait suivi la structure de la bande dessinée lors de l'écriture du scénario, avant de changer d'avis au début du tournage. "On avait fait les repérages, mais j'ai senti très vite que je n'allais pas faire mourir le personnage", explique-t-il aux Cahiers du cinéma, ce mois-ci. "J'avais écrit aussi un épisode d'avortement, de grossesse extra-utérine, mais j'ai compris que c'était trop appuyé et j'ai vite laissé tomber." Adèle a beau être vivante tout au long du film, la fin se révèle tragique pour elle, puisqu'elle rompt définitivement avec Emma. A l'inverse, la bande dessinée rabibochait les deux femmes (plus âgées que dans le film) lors d'une ultime étreinte au bord de la plage.

Un discours plus social que sociétal

Trop occupé à scruter le visage et le corps d'Adèle, Kechiche en oublie quelque peu l'histoire d'amour qu'elle vit avec Emma. Leur aventure souffre également du propos que Kechiche, fidèle à lui-même, greffe sur ses personnages. Tandis que le couple était malmené par l'ex d'Emma dans la BD, l'échec de leur relation repose chez Kechiche sur leurs différences sociales. Née dans un milieu très modeste, la jeune Adèle mange des spaghettis bolognaise tous les jours devant la télé, la bouche ouverte. Ses parents sont homophobes et taiseux parce qu'ils sont pauvres. Ils n'ont aucun goût pour rien, mais connaissent la valeur travail. Les parents d'Emma sont à l'opposé : des bourgeois prétentieux qui mangent des huîtres à table et dissertent sur le vin blanc comme leur fille, sur Sartre ou le peintre Gustav Klimt.

Etait-il bien utile d'insister à ce point sur les différences sociales ? La question se pose vraiment, d'autant que cette dimension gomme l'approche LGBT de la bande dessinée. Une scène tournée par Kechiche, mais coupée au montage, insistait sur ce point. En pleine nuit, la mère d'Adèle surprend Emma, nue, ouvrant le frigo. Péripétie tirée de la BD, qui aboutissait à une engueulade phénoménale et à la rupture entre les parents homophobes et leur fille. Pas encore majeure, Adèle se retrouvait à la rue, rejetée par les siens. Le film se montre bien plus discret sur cette question pourtant révélatrice des difficultés que connaissent certains homosexuels aujourd'hui.

Des détails fidèles à l'œuvre originale

Les amateurs de la bande dessinée n'auront pas pour autant le sentiment d'être "trompés sur la marchandise" avec l'adaptation de Kechiche, parsemée de purs moments de grâce. Le cinéaste a conservé un certain nombre d'éléments présents dans Le bleu est une couleur chaude : le rêve érotique, la manifestation, le lait bu au comptoir, les discussions avec le copain homo d'Adèle, la métaphore filée du bleu, les scènes de sexe, etc. Comme l'écrit Julie Marohc : "Pour moi cette adaptation est une autre version / vision / réalité d’une même histoire". 

Plus que tout, Kechiche confère à son héroïne-actrice des qualités qui emportent le film. Certains reprocheront peut-être à Adèle Exarchopoulos de manger trop salement ou de pleurer à trop chaudes larmes, mais c'est justement cette sensibilité qui, selon moi, faisait légèrement défaut à la bande dessinée. En s'appropriant à sa manière l'œuvre originale, en l'exposant plus à la lumière et aux soubresauts du cœur, Kechiche la dénature ; mais il la rend également plus ambitieuse. Dévorées par la caméra, sur le seuil de leur vie, les deux Adèle se révèlent à la fois monstrueuses, infiniment charmantes et au final, inoubliables.

Crédits photo : Wild Bunch, Glénat

Merci à Lucie sans qui cet article n'existerait pas

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu