Si vous avez un peu de temps libre ce soir, et un poste de télévision à proximité, je vous conseille de brancher Arte. La chaîne diffuse La Maman et la putain, de Jean Eustache, chef d'œuvre du cinéma français sorti en 1973, en noir et blanc. Plus de 3h30 de conversations subtilement écrites entre Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun et Bernadette Lafont, actrice disparue la semaine dernière. Arte entend ainsi rendre hommage à cette égérie de la Nouvelle vague, dont les obsèques ont eu lieu aujourd'hui dans le Gard.
Quand j'ai vu ce film pour la première fois, il y a quelques mois, le titre m'a fait peur. "Cliché, macho... Encore l'histoire d'un homme volage qui rentre chez lui uniquement pour souper", me disais-je. De fait, l'intrigue brode sur ce topos de la psychologie masculine, selon lequel la figure maternelle de la compagne régulière ne serait pas compatible avec la débauche sexuelle. Le scénario s'engage sur cette voie : Alexandre (Léaud) vit chez Marie (Lafont), avec qui il couche mais surtout qui l'entretient financièrement. Ce jeune oisif obsédé par le café de Flore et les Deux Magots, sur le boulevard Saint-Germain, y rencontre Veronika (Lebrun), une infirmière qui se définit elle-même comme une fille facile. Dès lors, Alexandre couche avec l'une, puis avec l'autre, toujours chez Marie.
L'architecture classique du ménage à trois phallocentré semble posée. Les scènes de jalousie et d'introspection amoureuse ne manquent pas. A aucun moment, il n'est question d'une cohabitation apaisée entre les trois personnages. Quand l'homme avantage l'une de "ses" femmes, l'autre se sent flouée. On assiste à un vaudeville précieux où les personnages féminins se serrent la main, s'entendent, mais se toisent et restent rivales.
(Spoiler alerte dans ce qui suit)
Pourtant, la conclusion du film prend cette structure à rebrousse-poil. Le long monologue final de Veronika semble redéfinir les rôles. Il n'existe plus de schéma sexué binaire : la putain assure qu'elle ne l'a jamais été, et qu'être une fille facile, capable de retirer son tampon pour faire l'amour avec un inconnu dans un ascenseur, par exemple, ne fait pas d'elle une femme méprisable. "Pour moi il n'y a pas de putes. Il n'y a pas de putains. Et qu'est-ce que ça veut dire, putain ?", se demande-t-elle, réveillée par l'ivresse.
Jusqu'ici attentive aux paroles d'Alexandre, qu'elle buvait en fumant ses cigarettes, Veronika parle enfin et révèle toute la complexité de son être. Complexité, car elle pleure soudain sur le vide des années sexuelles passées, "une vieille tristesse qui traîne depuis cinq ans". Sa conclusion : "Un couple qui n'a pas envie de faire un enfant n'est pas un couple. C'est une merde, n'importe quoi, c'est une poussière". Cette assertion ô combien réactionnaire, diront certains, laisse Marie muette. La putain, qui est alors enceinte, se mue en mère. A l'inverse, celle qu'on croyait être la mère ne l'a jamais été. Marie redevient célibataire et sans enfant. Hypothétique putain.
"Toujours, les femmes se donnent à leur libérateur"
Que nous dit Jean Eustache, au cours de ces sept minutes cruciales ? Qu'il n'y a pas deux types de femmes, mais que chaque femme est un peu maman, un peu putain ? C'est une des interprétations que l'on peut tirer de ce monologue si trouble (l'alcool <3) et en même temps si lumineux pour Veronika. Sapée et coiffée comme le serait une jésuite, cette femme grave coule en quelques phrases les préceptes de Mai 68. "Jouissez sans entrave !" devient "Faites des enfants sans entrave !" Avec l'homme que vous aimez et qui vous aime, c'est mieux.
La jeune femme rejoint ainsi ce que déclarait Alexandre, un peu plus tôt dans le film, quand il racontait l'histoire de son "vieil amour merdique", Gilberte. Dès que cette dernière est tombée enceinte, il a eu envie de "vivre avec elle, de travailler", alors qu'il comptait la quitter. "Un peu plus tard, j'ai appris qu'elle avait avorté, et qu'elle vivait avec le type qui l'avait avortée." Puis il s'emporte. "Les avorteurs sont les nouveaux Robin des bois, les nouveaux chevaliers du Moyen-Âge. Ils ne défendent plus la veuve et l'orphelin, mais délivrent les femmes de cette chose ignoble qu'elles ont dans le ventre. Le bistouri remplace l'épée. La sonde remplace le sabre. Et toujours les femmes se donnent à leur libérateur. Décidément je n'aime pas les héros".
Veronika singe-t-elle les propos d'Alexandre pour lui plaire, à la fin du film ? Au fond, veut-elle vraiment un enfant ? Difficile à dire... "Parler avec les mots des autres, voilà ce que je voudrais. Ce doit être ça, la liberté", s'émerveille Alexandre, un jour, au sortir du lit. Veronika, elle, préfère détailler avec ses propres mots, quelque peu confus et grossiers, les idées qu'un autre pense. En un sens, elle aussi se donne à son libérateur, Alexandre. Libérée par la parole d'Alexandre, Veronika se sent pleinement femme, peut-être pour la première fois de sa vie... Femme, car bientôt "maman".