Unité de lieu, de temps, unité d'action. Si L'Inconnu du lac, d'Alain Guiraudie, ne mettait pas en scène des amours homosexuelles troublantes au bord d'un étang du sud de la France, ce pourrait être une tragédie classique. Franck (Pierre Deladonchamps), la trentaine lumineuse, vient passer ses après-midi d'été au bord de ce paradis vert et bleu. Il y rencontre le taciturne et bedonnant Henri (Patrick d'Assumçao), avec qui il converse comme avec un vieil ami. Et tombe amoureux de Michel (Christophe Paou), croisement malicieux entre Tom Selleck, Will Ferrell et un dieu de l'Olympe.
(Attention, ce qui suit révèle des éléments clés de l'intrigue.)
Michel a la beauté du Diable, Franck celle d'un ange qui aurait grandi. Leur attraction mutuelle, fulgurante, n'échappe pas à l'amant de Michel. Brève dispute entre les deux hommes. Le soir même, Michel assassine cet importun en le noyant ; Franck, replié dans les buissons qui bordent le lac et servent de backroom au récit, assiste à la scène. Mais il n'intervient pas. La disparition de l'amant jaloux lui permet de vivre sa passion avec Michel. Une passion où le désir et la peur sont inextricables.
Toute-puissance de l'assassin
Pourquoi Franck ne dénonce-t-il pas Michel à la police ? Comment peut-il faire l'amour avec un homme qui a du sang sur les mains ? Ces questions d'ordre moral, que tout spectateur bien élevé se pose, Guiraudie les retourne avec une grande habilité. L'enjeu ne se situe plus entre le Bien et le Mal (la réponse est évidente : ce qu'il fait est mal), mais entre ce qu'il est capable de faire ou non. Le dilemme est d'ordre physique : la toute-puissance de Michel, sa force transgressive lui confèrent un tel pouvoir érotique que Franck ne peut s'en détourner. De cette évidence, le spectateur se révèle un sage complice.
L'ombre de Georges Bataille plane au-dessus de ce lac scintillant. L'amour et la mort, unis dans un même frisson orgasmique. Dans Le Bleu du ciel, Bataille décrit le désir de son héros pour les corps malades, blafards, au bord de l'extinction. Un appétit nécrophile qui transpire dans L'Inconnu du lac, mais par procuration. Le cadavre de l'amant n'étant jamais montré, pas même flottant de loin à la surface de l'eau, la réalité de sa mort - donc du dégoût qu'elle inspire - reste toute relative. Le fantasme joue à plein, comme chez ces femmes qui tombent amoureuses de prisonniers. Les scènes de sexe, très crues, ajoutent à la confusion des sens - jusque dans la salle de cinéma.
Epreuve de vérité
Au fond, que ces hommes soient homosexuels importe peu. La singularité de leurs pratiques (rencontres éclair, bronzette le sexe à l'air, barebacking, etc.) constitue un décor (ou un costume !) plus qu'un sujet en soi. Oublieux des conventions sociales et des impératifs moraux, Franck se confronte à une question vieille comme la pluie : que suis-je prêt à accepter par amour ?
La réponse est : beaucoup, apparemment. Plus que nous, en tout cas. Pour autant, Franck n'agit pas par simple perversion. Ce qu'il met à l'épreuve, ici, c'est son besoin de confiance, son désir de vérité, jumeaux de la pulsion sexuelle. Il voudrait être dans le secret des dieux, gagner le privilège d'être le seul à avoir le droit de savoir et ainsi communier de façon absolue avec l'être aimé. A plusieurs reprises, notre héros questionne Michel afin de voir s'il lui ment. Oui, bien entendu. Est-ce grave ? Il fait si bien l'amour... Obtiendra-t-il au moins de dormir une nuit avec lui ? Il refuse... Tant pis. Franck peut au moins se féliciter d'être encore en vie. C'est, finalement, le plus beau cadeau que Michel puisse lui faire.
Créature mythologique
Avant même la scène du meurtre, Guiraudie introduit une tension dramatique en la personne du silure, un poisson monstrueux long de 4 à 7 mètres (Henri ne sait plus bien). Dès lors, la moindre scène de nage devient source d'angoisse. Littéralement, il y a anguille... Tel le monstre du Loch Ness ou Jack l'éventreur, personne ne l'a vu et tout le monde a peur. Les références cinématographiques affluent : Les Dents de la mer, Abyss, Moby Dick, Aussi profond de l'océan, Le Choc des titans (version 1981)... Le silure joue avec ces motifs terrifiants, plus ou moins mythologiques.
L'inconnu du lac, s'il fallait lui donner une identité, ce serait donc lui. Le gros poisson. Seul personnage dont on ne connaît pas la forme physique. Personnage, également, dont l'évocation sert de métaphore sexuelle (l'obsession pour le silure rappelle celle pour le phallus) et de double animal à l'autre grand inconnu du lac, Michel. L'assassin n'est en effet jamais aussi terrifiant que lorsqu'il nage - et somptueux lorsqu'il sort de l'eau. Quand il regagne la terre ferme et qu'il enfile ses baskets blanches, Michel reprend forme humaine. Henri le remarque, d'ailleurs : "Tout ce qu'on sait, c'est que le meurtrier n'est pas le silure." Un meurtrier qui a des airs de Poséïdon, mais qui n'est autre que le Kraken.