L'énigme de l'araignée dans "Stoker", de Park Chan-wook

On la croise à plusieurs reprises, sans que la caméra ne s'y attache vraiment. Tantôt sur un arbre, tantôt à terre, tantôt sur la jambe de l'héroïne... Que vient donc faire cette araignée aux longues pattes dans Stoker, thriller sophistiqué du réalisateur sud-coréen Park Chan-wook (Old Boy), sorti le 1er mai ? Tentons de démêler les fils.

La petite bête qui monte...

L'action de Stoker se déroule dans une demeure bourgeoise au milieu des bois, où végètent la jeune India (Mia Wasikowska) et sa mère (Nicole Kidman). Le père de famille vient de mourir et toute vie semble avoir plié bagages. Lumière blafarde, visages fatigués, regards fixes ; comme les actrices principales, la nature et la déco des lieux sont joliment inexpressives. Le calme est bientôt rompu par Charlie (Matthew Goode), frère du défunt mari qui séjournera chez elles jusqu'au générique de fin.

Dessin

Making of vidéo de l'affiche (regarder par ici)

L'araignée s'immisce dans ce décor glacial dès les premières minutes. Elle promène d'abord ses pattes près d'un arbre, puis fonce sur la chaussure d'India jouant du piano avant de se glisser sous la jupe de la jeune fille endormie. Rêve ? Vision ? Présence réelle ? Seul le spectateur semble en tout cas se soucier de cette étrange bestiole dessinée par ordinateur.

Métamorphose

India a beau être au lycée, elle se comporte comme une enfant. Déphasée plus que rêveuse, elle reçoit la même paire de chaussures à son anniversaire depuis qu'elle est petite, objets qu'elle conserve nerveusement. "Pour moi, Stoker est avant tout un film pour les adolescentes traitant du passage à l'âge adulte, comme un grand corps travaillé par des pulsions inavouables et des désirs secrets", explique à TF1 le cinéaste, par ailleurs père d'une fille de 18 ans. Interprétation possible, l'intrusion de l'araignée dans son univers, y compris physique, suggère la mutation irrépressible qui guette tout adolescent(e).

Mais l'araignée de Park Chan-wook n'est pas livrée avec tous les ingrédients. Il lui manque son principal attiral : la toile. Cette toile qu'Arachné tisse dans Les Métamorphoses d'Ovide ou que David Cronenberg reconstitue dans Spider, film qui raconte (coïncidence ?) la difficulté d'un schizophrène à passer à l'âge adulte. Il me semble que dans Stoker, l'absence de toile humanise l'arachnide. Jamais l'intruse ne se comporte tout à fait en araignée ; symétriquement, jamais India ne réagit tout à fait à la manière d'un être humain.

Spider4Spider, David Cronenberg (2002)

Prédateur des jardins

L'araignée symbolise donc l'alter ego animalier d'India, son totem en quelque sorte. Le travail méticuleux sur le son, amplifié lorsqu'il s'agit de percevoir certains détails (les feuilles, le verre de vin), renforce leur gémellité. Peu à peu, le spectateur comprend que sous la peau diaphane du personnage, un monstre endormi ne demande qu'à se réveiller. C'est pourquoi le réalisateur a choisi cette créature à huit pattes, plutôt qu'un insecte ou un oiseau (et à l'évidence, elle n'a rien d'un animal domestiqué). Contrairement à la plupart des insectes, maintes fois cadrés en gros plan, l'araignée est carnassière. C'est un prédateur des jardins et prairies, un peu comme l'eunuque de la série Game of Thrones (saison 3).

Look

Pour mieux filer la métaphore, la caméra s'en va régulièrement fouiller dans le passé d'India. Non pas du côté de la veuve noire maternelle, mais de feu son mari (Dermot Mulroney). Ce dernier revient dans une scène en flashback, accompagné de sa fille, lors d'une partie de chasse. Allongés dans un champ, gachette à portée de doigts, le couple père-fille guette une proie. L'habileté de la mise en scène (quoique attendue) mêle passé et présent : quand India appuie sur la gachette auprès de son père, elle tue en même temps sa cible humaine dans le présent.

Stoker s'ouvre et se termine sur le même décor champêtre, bordé par une route aux contours troubles. Mais India n'est plus le même specimen. Son forfait accompli, il est temps pour elle de retrouver son milieu naturel. Cette jeune faucheuse, qui a hérité de la lignée des Stoker son appétit pour la chasse et sa capacité à se fondre dans le décor, s'engouffre dans un champ. Tandis qu'elle disparaît, un jaillissement de sang vient empourprer un massif de fleurs blanches. India est enfin devenue une femme.

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu