Il y a quelques jours, au cours d'une soirée, un homme m'a dit : "Si j'étais une fille, je pense que je serais lesbienne. Pas seulement parce que j'aime les femmes. J'ai du mal à concevoir qu'on puisse désirer pleinement un homme." Je n'avais pas encore vu Les Amants passagers de Pedro Almodovar à ce moment-là, c'est dommage ; sinon, j'aurais conseillé à ce garçon d'aller voir le film, car il défend une logique diamétralement opposée.
Pour des raisons X et Y, être une femme impose nécessairement d'être désirable et désirée, bien plus que de désirer. Cette injonction latente m'a toujours agacée. Une telle dynamique contraint les femmes à regarder le monde à travers les yeux des hommes. Une femme lascive en couverture d'un magazine devrait m'exciter autant qu'un homme dans une posture similaire ? Un porno lesbien m'exciter plus qu'un porno gay ? Désaccord total. "Le travail du metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes", a dit François Truffaut. Au cinéma comme dans la vraie vie, il paraît difficile de se défaire de cette assertion.
Si j'ai autant aimé Les Amants passagers, malgré son scénario malingre, c'est précisément à cause de cela. Pedro Almodovar filme non pas des hommes désirant des femmes, mais des hommes et des femmes désirant des hommes, sans autre forme de procès. A deux reprises, le cinéaste espagnol s'amuse d'ailleurs à cadrer en gros plan un pénis en érection, dissimulé sous un caleçon moulant ou un pantalon. Ces plans font figure d'exception au cinéma, comparés à ceux de seins ou de petites culottes (voire d'absence de petite culotte).
Tout, ou presque, tourne autour du pénis dans Les Amants passagers. Les trois stewards, tous homosexuels, passent leur temps à parler de sexe. Idem avec les deux pilotes : l'un est l'amant d'un steward et l'autre se découvre une passion pour les fellations au milieu du film. Après son atterrissage en catastrophe, l'avion de la bien nommée compagnie "Peninsula" (enlevez le deuxième N...) baigne dans une tonne de mousse déversée par les pompiers. On pense assez vite à du sperme.
Phallocentré, mais pas machiste
Quel rapport avec l'échelle de Kinsey, cette classification hasardeuse qui établit un "degré d'homosexualité" chez les êtres humains ? Quand on y regarde de plus près, seuls les hommes sont -à des degrés divers- homosexuels dans Les Amants passagers. De l'hétéro de base (le futur marié qui fait l'amour avec sa fiancée somnambule) à la tapette finie (le steward semi-obèse), en passant par le pilote bisexuel, Almodovar établit sa propre échelle de Kinsey, mais uniquement au masculin. Guidées par un même amour du phallus, les femmes restent invariablement hétéros. Certes, de la vierge à la dominatrice, Almodovar dresse là-aussi un éventail des sexualités, mais celles-ci restent toutes phallocentrées.
Il peut paraître paradoxal qu'un film qui affirme avant tant de décomplexion la toute-puissance du pénis paraisse aussi peu misogyne. Peut-être cela tient-il au fait que le pénis y est d'abord vu pour ce qu'il est et non ce qu'il représente, à savoir une source de plaisir, de volupté et même d'amusement. Pour une fois, ce n'est plus le sexe de la femme mais celui de l'homme qui est au cœur des (d)ébats, comme si Almodovar s'étonnait que certains hommes restent hétéros, malgré le potentiel érotique qu'il attribue au corps masculin.
Je regrette un peu que les réalisateurs, et notamment les réalisatrices, filment si peu les hommes avec ce regard, cette lubricité si singuliers. Que Pedro Almodovar soit homosexuel n'explique rien, ou pas grand chose. Dans Talons aiguilles et Tout sur ma mère, par exemple, il portait un regard tout aussi juste et décomplexé sur la sexualité hétérosexuelle ou lesbienne. Combien de femmes hétéros pourraient dire, aujourd'hui, comme cet homme en soirée : "Si j'étais un homme, je serais pédé ?"
Crédits photo : Pathé Films.