Elles sont partout, à chaque instant. Dans le film d'action End of Watch, de David Ayer, sorti la semaine dernière, le réalisateur propose un procédé a priori pas très original : un policier de Los Angeles (Jake Gyllenhaal, l'agent Brian Taylor) décide de filmer ses patrouilles avec son partenaire (Michael Peña, l'agent Mike Zavala) et d'en faire un petit documentaire. Cette idée, qui rappelle Super 8 ou Cloverfield, pourrait vite décevoir. Mais loin de se contenter d'une caméra, le film multiplie les approches visuelles. On passe vite du docu tourné à la mords-moi-le-nœud à une fiction complexe où le regard du spectateur est sans cesse sollicité et décentré. Et ça marche. Voilà pourquoi...
Caméras intrusives...
Reprenons dans l'ordre. Le film commence, non pas par une scène où le héros installe le dispositif, mais par une course-poursuite en voiture, filmée automatiquement depuis un engin, comme dans les meilleurs moments de TF1. Déjà, la caméra embarquée. Puis, Jake Gyllenhaal nous explique, depuis les vestiaires de la police, comment il compte filmer son quotidien au boulot : avec un caméscope et deux mini-caméras fixées sur son uniforme, au niveau du poumon droit, de l'autre côté de l'écusson.
La présence de ces objets imposés à tous, sans autorisation préalable, importune immédiatement les collègues des deux policiers. Leur supérieur (un sergent qui finit un œil crevé par le gang mexicain qui les prend en chasse) menace même les deux buddies de les coller à la circulation s'ils n'arrêtent pas leurs expérimentations cinématographiques. Menace qui reste sans suite, bien évidemment.
A aucun moment, l'agent Taylor ne justifie vraiment sa démarche. La caméra subjective ? Un caprice du personnage central, doublure imaginaire du réalisateur de End of Watch. Un acte gratuit qui finit par se retourner contre lui, dans la sphère privée : sa petite amie, interprétée par Anna Kendrick, lui subtilise un matin sa caméra pendant qu'il dort et se filme en train de fouiller dans son portefeuille.
Caméras invisibles...
Mais ces caméras ne forment que la face émergée de l'iceberg. End of Watch serait vite devenu lassant avec ces seuls œilletons, de surcroît disposés à des endroits du corps inadapté (la poitrine), pour deux d'entre eux. C'est là que la réalisation entre en action. En plus de ce dispositif visible, David Ayer dispatche des caméras "hors champ" dont la présence n'est connue que du spectateur. Pour combler discrètement les brèches, dans le dos des personnages.
Comme beaucoup de gens, j'ai bien aimé les séquences de dialogues, filmées dans la voiture de fonction. L'attirail est bien plus dense qu'il n'y parait : les personnages sont d'abord filmés de face, avec une caméra qui les fixe depuis le tableau de bord ; mais ils sont également scrutés de côté, comme si la caméra était fixée aux rétros, et même d'encore ailleurs.
Au final, à chaque séquence, la valeur des plans se décline presque à l'infini, de face, de dos, de profil, de haut, etc. L'espace entier devient un terrain subjectif, comme si les caméras multiples le balayaient en permanence du regard. Même les caméras de surveillance ou les scènes filmées à un mariage acquièrent une valeur narrative à part entière. On ne sait plus bien qui filme, et cela n'a plus d'importance.
Caméras toutes-puissantes ?
Alors, pourquoi avoir à ce point déployé les prises de vue ? Perversité de réalisateur zélé, démonstration politique ? Ni l'une, ni l'autre, je pense. Ecartons d'emblée l'hypothèse politique. Autant un film comme Redacted (2007), de Brian de Palma, nous alertait sur les potentialités et les dangers des outils vidéos, autant End of Watch entérine cette évolution comme un simple état de fait. Pas de mise en garde, juste un domaine du possible, jamais bien méchant.
Cependant, la virtuosité de la mise en scène ne se réduit pas à un simple effet de style, contrairement par exemple à The Raid (2011), tuerie bétasse qui tournait vite en rond. Il y a bien une raison à la présence de toutes ces caméras, visibles, invisibles, omniscientes. Je verrais plutôt dans cette présence étouffante du regard la volonté d'étudier les personnages sous toutes leurs coutures, d'en faire des portraits à 360°, croqués dans leur totalité physique et émotionnelle.
Les champs-contrechamps permanents, les cadrages ratés qui détournent le regard vers des zones mineures du corps, les vidéos tournées depuis l'arme comme dans les FPS, tout ceci tisse des trajectoires entre les personnages et finissent par les englober. La toute-puissance des caméras n'interfère pas avec le récit, elle ramène au contraire ces objets à leur état primitif : celui d'auxiliaire du corps humain.