Le premier tour de la présidentielle, un scrutin ravageur à cinq inconnues

Un bureau de vote de Lille, le 29 mars 2015. (THIERRY THOREL / CITIZENSIDE / AFP)

Une telle situation ne s'est jamais produite ! Jamais sous la Ve République, à quelques jours ou à quelques heures du premier tour d'une élection présidentielle, quatre candidats n'ont été donnés dans un mouchoir de poche par tous les instituts de sondage. Si Marine Le Pen et Emmanuel Macron font la course en tête depuis le début du mois de février, Jean-Luc Mélenchon a effectué, depuis la mi-mars, une spectaculaire percée qui lui a permis de laisser Benoît Hamon sur place et de se rapprocher de François Fillon jusqu'à lui coller aux basques. Selon les enquêtes sur les intentions de vote, ces quatre prétendant-e-s à l'Elysée se tiennent dans une fourchette de 4 à 5 points. C'est-à-dire pas très loin de la marge d'erreur.

La configuration est telle qu'il sera peut-être impossible, dimanche 23 avril à 20 heures, au soir du premier tour de ce scrutin ravageur, de donner avec certitude le nom des deux finalistes ayant accès au round ultime. Autant dire que les experts, les analystes, les politologues, les sondeurs et les responsables de chaînes de télévision ou de stations de radio s'arrachent les cheveux... par avance. Si des candidats sont à touche-touche, personne ne prendra le risque d'annoncer une affiche qui risquerait d'être remise en cause dans la nuit. Les précédents du Brexit au Royaume-Uni et de l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis sont là pour refroidir les ardeurs des éventuels "kamikazes du scoop". Dans les deux cas, le résultat s'était montré incertain jusqu'à une heure très avancée.

Aucun thème dominant ne s'est imposé dans la campagne

Pour la première fois depuis la première élection présidentielle au suffrage universel de cette République, le premier tour de cette consultation atteint le plus haut degré d'incertitude. Quatre projets de société, diamétralement opposés pour certains d'entre eux, sont soumis au vote des Français. En partant de l'extrême droite, celui de Le Pen, anti-européen, remet en cause notre modèle républicain, selon le constitutionnaliste Dominique Rousseau, pour se rapprocher de l'Etat français de Philippe Pétain. A côté, le programme de Fillon est libéral sur le plan économique et conservateur dans le domaine sociétal. Le projet de Macron est un "melting pot" centriste, démocrate et social qui se veut "progressiste" et européen. Enfin, les propositions de Mélenchon se situent sur la gauche de la gauche dans le champ économico-social et veulent annuler les traités européens sans remettre en cause l'Europe.

Aucun de ces quatre candidats n'a réussi à imposer une thématique dominante. Ce qui a donné l'impression à l'opinion d'être en présence d'une campagne désordonnée, sans ligne directrice et sans points forts sur lesquels auraient pu s'engager de vrais débats. Ceux-ci furent très furtifs. Et assez superficiels. C'est pourquoi au bout du compte des paramètres largement extérieurs aux compétiteurs vont sans doute décider du sort de l'ordre d'arrivée du premier tour. Désenchantés et moyennement convaincus, les électeurs vont peut-être se livrer à un jeu de massacre sur le modèle du chamboule-tout. A cette aune, cinq facteurs (sans être exhaustif !) vont entrer en ligne de compte : la participation, l'indécision, le vote utile, le désir de renouvellement et l'appréciation du diptyque honnêteté-probité.

1Une participation faible favorise le noyau dur électoral

Le résultat du premier tour dépendra pour beaucoup de la participation. Tout au long du quinquennat de François Hollande, l'électorat de gauche a déserté les urnes provoquant un reflux catastrophique pour celle-ci. La gauche a perdu toutes les élections générales (municipales, départementales, régionales, sénatoriales, européennes) intermédiaires. Ce "désamour" a été bénéfique à la droite et surtout à l'extrême droite. Les dernières évaluations des instituts de sondage montrent une montée en puissance de cette participation qui est encore, malgré tout, éloignée des pics antérieurs : la présidentielle est l'élection qui mobilise le plus l'électorat. Un participation faible ou modérée pourrait favoriser les candidats dont l'électorat est le plus "militant" : Le Pen et Fillon, principalement. A contrario, une forte participation élargissant le panel des électeurs pourrait entraîner une dilution et se montrer "profitable" aux autres.

2L'indécision peut conduire parfois à des paradoxes

Pendant deux mois, les sondages et les analystes ont mis en évidence le pourcentage important d'électeurs indécis. Cette absence de sûreté du vote en faveur de tel ou tel candidat - sauf pour Le Pen et Fillon - rendait précaire les estimations de vote mesurées par les instituts. La solidité est "montée en charge" dans les deux dernières semaines permettant aux quatre principaux candidats - cette sûreté de vote était encore modérée pour Hamon en fin de parcours - d'espérer un socle sur lequel ils pouvaient compter et s'appuyer. Sur ce terrain de l'indécision, il était remarquable de constater, via Ipsos, que sur 100 électeurs hésitants de Macron, 26 ont Mélenchon en second choix, et que sur 100 électeurs hésitants de Mélenchon, 30 ont Macron en second choix ! Quand on sait à quel point leurs programmes sont antagonistes, on s'interroge sur la logique politique de l'hésitation. A moins que pour ces "hésitants", les deux candidats en question représentent des nouveautés interchangeables.

3Le "vote utile" en concurrence avec le "vote d'adhésion"

Les réflexions sur l'indécision d'un gros quart des électeurs souhaitant voter conduisent inévitablement à la question du "vote utile". Deux paramètres - le faible écart entre les quatre premiers candidats et le souvenir cuisant du "21 avril" - ont permis l'émergence de ce concept qui affleure, avec plus ou moins d'acuité, dans chaque élection présidentielle. La combinaison de ces deux facteurs peut conduire certains électeurs, plus stratèges ou tacticiens que les autres, à adapter leur vote dans l'espoir d'écarter un second tour dont ils ne veulent absolument pas. Au premier tour de 2002, l'éparpillement des voix de gauche sur plusieurs candidats - Jean-Pierre Chevènement (5,33%), Noël Mamère (5,25%), Robert Hue (3,37%), Christiane Taubira (2,32%), sans compter trois candidats d'extrême gauche totalisant plus de 10% - avait coûté la deuxième place à Lionel Jospin (16,18%) au profit de Jean-Marie Le Pen (16,86%), derrière Jacques Chirac (19,88%). A l'évidence, cette fois encore, c'est au sein de l'électorat de la gauche - sociale-démocrate ou radicale - que se pose la question du "vote utile". Celui-ci étant parfois en porte-à-faux avec le "vote d'adhésion" ou le "vote de conviction".

4Un désir de changement omniprésent... chez les électeurs

Le thème du "changement" apparaît dans chaque élection présidentielle. De façon plus ou moins subtile. Alors que Mitterrand proposait de "changer la vie", en 1965, de Gaulle lui avait opposé, en caricaturant à peine, une formule lapidaire : "Moi ou le chaos !" En 1969, Pompidou n'avait pas hésité à suggérer "le changement dans la continuité", ce qui est un exercice acrobatique ! La même thématique fut reprise par Giscard, en 1974, avec succès. En 1981, Mitterrand fait plutôt dans "la force tranquille" et sept ans plus tard dans... la "génération Mitterrand". Après quatorze ans de mitterrandisme et face à Balladur, en 1995, Chirac prône "la rupture". En 2002, Jospin propose de "présider autrement". Et Bayrou se présente comme "la relève" en 2007 alors que Ségolène Royal veut simplement "le changement". "Le changement, c'est maintenant", ce sera pour Hollande, en 2012. Ce désir de changement est encore présent en 2017. Chacun le voit à sa porte. Hamon veut rompre avec un quinquennat que les "frondeurs" du PS n'ont cessé de brocarder, Mélenchon veut rompre avec la "nomenklatura socialiste solférinienne" et ouvrir la voie d'une "VIe République", Fillon veut rompre avec la malédiction de la défaite de 2012 - "l'électorat de droite n'a pas fait son deuil de l'échec de Sarkozy", selon la formule de Jean-Daniel Lévy (Harris Interactive) -, Le Pen veut rompre avec "l'UMPS" au pouvoir depuis des lustres et Macron veut rompre avec la dichotomie gauche-droite. Lequel de ces changements les électeurs, eux aussi demandeurs, choisiront-ils ?

5Honnêteté et probité entreront-elles en ligne de compte ?

Autant le dire, jamais une campagne présidentielle n'aura été autant marquée et perturbée par les "affaires". Jamais, il est vrai, une telle consultation n'avait vu un candidat se présenter alors qu'il est mis en examen pour détournement de fonds publics et une autre refuser de se rendre à une convocation de la police pour être entendue dans une affaire d'emploi fictifs supposés. A ce titre, la présidentielle 2017 est vraiment atypique. Autant la mise en cause de Fillon a eu un impact sur la campagne - elle a empêché de réels débats sur les projets - et sur le candidat lui-même - il a enregistré un recul consécutif dans les sondages -, autant celle de Le Pen semble avoir glissé, sur elle et sur ses électeurs, comme l'eau sur les ailes d'un canard. Tout se passe à droite comme si l'électorat avait passé la personnalité de son candidat par pertes et profits pour se rabattre, prioritairement et uniquement, sur son programme. Pour l'approuver. A l'extrême droite, l'image de la candidate n'a même, semble-t-il, jamais été atteinte. Son électorat n'a jamais douté de sa personnalité. Tout au plus a-t-il un peu vacillé, dans les deux dernières semaines, à propos de la qualité de sa campagne. Il n'en demeure pas moins que pour les deux l'item "honnêteté" mesuré par les enquêtes d'opinion, en rapport avec la probité, est au plus bas. Cette donnée pourrait avoir une influence sur le reste de l'électorat si l'un des deux ou les deux se retrouvaient en lice pour le second tour. A contrario, cet item est au plus haut pour Hamon, Macron et Mélenchon. Pas sûr que ça leur serve à tous les trois !

Publié par Olivier Biffaud / Catégories : Actu