Dans les chaussettes

@AFP

C’est ce tweet de Louise Tourret, la journaliste de Radio France et de Slate, qui a tout déclenché, mardi midi.

Tweet Tourret

Je savais bien que les résultats de TIMSS, l'étude internationale des acquis des élèves en maths et en sciences, allaient tomber dans la journée, mais la photo m’a pris par surprise, mine de rien (note pour plus tard : ne jamais aller sur Twitter pour se détendre entre midi et deux). Et merde, me suis-je dit. Là, on touche le fond, visuellement c’est même assez insupportable. Qu’est-ce qu’on va prendre, ce soir, demain, sur le web, au JT, dans les journaux…

En salle des maitres

A table, j’ai balancé l’info, comme ça, pour partager mon fardeau. Les collègues ont immédiatement sorti les portables pour jeter un œil, se sont envoyé les articles qu’ils trouvaient et tout le monde a pu partager ce graphique déjà gravé sur ma rétine.

La salle des maitres a oscillé entre la stupéfaction et la stupeur, les oh et les ah se succédaient, et comme souvent on a pris le parti d’en rire d’abord, c’est ce qu’il y a de mieux à faire au fond et, puisque les élèves évalués par TIMSS sont en CM1, les collègues de CM1 en ont pris plein la tronche, ah mais ça m’étonne pas vu le travail que font Stéphanie et Anne-Lyse, on leur donne des gamins impec en fin de CE2 et elles nous les rendent à moitié débiles en début de CM2, c’est pas compliqué on ne peut plus rien en faire de ces mômes en maths après qu’ils sont passés dans leurs classes.

Et puis quelqu’un est tombé sur une phrase de la ministre disant que les professeurs des écoles, souvent originaires de filières littéraires, étaient trop fragiles en mathématiques, et ça a pas mal grogné, voilà, les coupables étaient tout trouvés, ce serait encore pour notre pomme, mais en même temps on sentait bien qu’il y avait là-dedans quelque chose de difficile à écarter du revers de la main en regardant ailleurs.

Dans la foulée, et ce n’est pas anodin, ma copine Marianne, championne de l’autodérision et maitresse de CE2, nous a bien fait rire en disant qu’elle était contente, quand même, de ne pas devoir enseigner les fractions, qu’elle n’avait jamais tout à fait compris cette histoire-là, et avec le second degré qui la caractérise, elle a émis des doutes sur l’utilité des fractions, franchement, à part pour la pâtisserie, on se demande bien…

A la récré, j’ai croisé Anne-Lyse à la photocopieuse. Elle venait de jeter un œil sur l’évaluation donnée à ses élèves de CM1, sur la multiplication : huit d’entre eux ne savaient pas leurs tables. On a fait la même moue, dépitée et impuissante, sans commentaire, TIMSS planait au-dessus de nos têtes.

Dans le métro

Dès que j’ai eu deux minutes, et même une heure devant moi (vive les transports en commun), je suis allé voir comment bruissait Internet. J’ai lu, le moral dans les chaussettes, les titres qui font mal, tout le monde était d’accord, en gros les élèves français sont nuls en maths et le pire c’est que personne ne semblait étonné. J’ai lu les points faibles de nos élèves, les fractions, les décimaux, les opérations, j’ai noté que beaucoup connaissent mal les tables de multiplication et ont du mal à saisir le sens des nombres. Je me suis épargné les commentaires des internautes, ça devait grouiller de trolls, merci bien, ça allait comme ça.

J’ai préféré lire ce qu’en disaient les mathématiciens ; Stella Baruk, dont la découverte m’avait enchanté à l’IUFM, dire qu’on se trompait depuis années en pensant que « la question centrale était de rendre «concret» les nombres quand il faudrait au contraire passer par l’abstraction, assumer le fait que les nombres sont abstraits », rappeler que « nous avons à notre disposition nos dix doigts, c’est un outil merveilleux dont on dit qu’il ne faudrait pas se servir. C’est parfaitement naturel. Nous comptons, les kilomètres, les litres en base 10 et nous avons dix doigts et on nous apprend à ne pas nous en servir ! ».

J’ai lu Cédric Villani, médaille Fields en 2010 (former des élites, comme d’hab et même en maths, on sait toujours faire) dire qu’il était « normal que les résultats ne soient pas au rendez-vous », vu le recrutement et la formation en France, ajouter que les efforts doivent porter sur les enseignants, « ce qui veut dire les soutenir, leur donner les moyens de mener leur action, les former, leur laisser du temps pour tester, réfléchir et préparer », dire aussi que « ce qui compte, c’est apprendre à raisonner ».

J’ai lu Jean-François Chesné, docteur en maths, directeur scientifique au Cnesco, pour qui le problème vient du « profil non scientifique des enseignants du primaire, très majoritairement issus de filières littéraires ou de sciences humaines. La formation initiale n’est pas adaptée : le nombre d’heures de maths en deuxième année de master « métiers de l’enseignement » est faible. Sans parler d’une formation continue et d’un accompagnement au niveau local pas toujours suffisants », dire aussi que les programmes ne lui paraissent pas à remettre en cause, ni les horaires, « la France apparaît parmi les pays qui consacrent au CM1 le plus grand nombre d’heures annuelles à l’enseignement des mathématiques ».

J’ai lu Bernard Egger, président de l'association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public (APMEP), évoquer une fois de plus le niveau des instits en maths, « pour une écrasante majorité d'entre eux [80%, d’après le Cnesco], ils viennent de filières littéraires. Lorsqu'ils deviennent enseignants, ils ont de vraies lacunes et de vraies craintes par rapport aux mathématiques. »

J’ai lu aussi qu’il fallait relativiser cette étude comme d’autres, ça m’a sorti quelques minutes de ma torpeur de lire ça, de me rappeler qu’il faut toujours, en effet, mettre en perspective et tenir à distance les conclusions lapidaires, ne pas « céder à la fièvre des palmarès »,  et je me suis promis de garder ça à l’esprit mardi prochain, jour ou PISA sortira – histoire de nous maintenir la tête sous l’eau, y a pas de raison qu’on soit pas dernier là aussi.

A la maison

En traversant le parc qui mène chez moi, sous les branches décharnées de ce début d’hiver, j’ai repensé aux difficultés à faire entrer les tables de multiplication dans la tête des élèves, en CE2, de tous les supports, techniques, jeux, ateliers mis en place pour les aider à les apprendre, les heures passées sur ces saletés de tables, les groupes de soutien, les activités pédagogiques complémentaires et l’impression d’avoir tout essayé, vraiment tout tenté, mais le constat que cela ne suffisait pas, pour certains, pour trop.

Je me suis rappelé les élèves ne connaissant pas leurs compléments à 10, en CM2 ; le nombre d’erreurs dans les soustractions posées, encore ; les regards hagards de certains, face au problème à résoudre, la difficulté à abstraire, le mal à raisonner, à comprendre un énoncé, à organiser une recherche, la peur de se tromper.

Je me suis rappelé ma surprise de voir certains élèves faire un simple point, pour noter un point géométrique, je me suis souvenu avoir vu des fiches de préparation comportant la même erreur, sur Internet, sur des sites de partage d’instits.

Je me suis souvenu de cette remarque de José, le grand ancien de l’école, qui m’a dit un jour, apprenant que j’avais eu un bac C, « mais qu’est-ce que tu fous là ? ».

J’ouvrais la porte de chez moi quand j’ai compris la cause de mon désarroi, pourquoi le poids sur ma poitrine depuis ce midi : j’ai pris les résultats de TIMSS de plein fouet parce que je les ai pris pour moi, je me sens responsable, un peu comme le cadre d’une entreprise qui se démène comme un beau diable et, découvrant le bilan annuel catastrophique de sa boite, forcément se dit qu’il doit y être pour quelque chose, simple rouage mais rouage quand même. J’ai pensé aux milliers de collègues qui devaient ressentir la même chose. Il n’est pas possible d’être détaché quand on est investi dans son travail, impossible de ne pas être touché quand on est la partie d’un tout violemment remis en cause par la froideur des statistiques.

Je n’étais plus que doutes, je n’avais plus aucune certitude. A quoi bon se battre au quotidien pour qu’un TIMSS vienne montrer à quel point je ne sers à rien. Plus les études paraissent, qui semblent indiquer la faillite de notre système – et malgré les rares contre-exemples – plus je me demande ce qui déconne, au juste, et comment faire, et moins les réponses me viennent. Inévitablement, j’envie ceux qui savent, qui ont compris, qui ont réponse à tout. Non, je ne les envie pas, ils ne me sont d’aucune aide. Pour ma part, je sèche.

Normalement, demain est un autre jour, mais comme demain a la tête de PISA 2015, j’ai des doutes.

 

Nota : on lira avec intérêt le post de blog de Claude Lelièvre, qui rappelle opportunément que le niveau en maths des petits français est préoccupant depuis plus de 20 ans, dans l’indifférence générale.

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