Le grand saut

Patrick Hertzog / AFP

On ne mesure pas, de l’extérieur, et même souvent de l’intérieur, ce que représente la fin de l’année scolaire, pour les élèves de CM2. Ce n’est pas seulement la fin de l’année, c’est la fin de l’école élémentaire, de l’école primaire, c’est la fin de l’enfance, déjà.

Visite au collège

C’a été la première banderille plantée dans le flanc de mes CM2. Début juin, nous nous rendons en rangs deux par deux au collège de secteur, où nous attendent les CPE, pour une présentation du collège et une visite de l’établissement.

Mes élèves se sentent petits, cela se voit et ils ont raison, ils sont en effet bien petits tout à coup, au milieu des lycéens qui les doublent de leurs grandes enjambées dans les couloirs. Certains de mes élèves se serrent inconsciemment contre leur voisin de rang. Leur regard hébété dit combien tout ici est grand ! Les élèves sont grands, les bâtiments sont grands, le nombre de salles et leur numéro, 201, 310, sont grands, même les adultes ont l’air plus grand. Au loin, là-bas, tout au fond de la cour qui parait faire 10 fois celle de l’école, une fille nous fait de grands signes : c’est Malia, la sœur de ma petite Nouria. Je lui souris, Nouria et moi lui rendons son salut, Nouria timidement, mais je vois bien que la vue de sa sœur lui redonne un peu de baume au cœur.

Lors de la présentation du collège par la principale adjointe, les questions tournent essentiellement autour des heures de colle, mes élèves ont un peu de mal à en comprendre le principe, et surtout autour de la sécurité dans l’établissement : les rumeurs de racket, les vols de portable, les bastons, les grands qui peuvent les harceler, etc. Je me rends compte qu’ils voient le collège comme une jungle aux multiples danger et que l’école, comparativement, est un havre de paix où ils ne risquent rien, ne craignent rien, où ils sont en totale sécurité, comme couvés. Passer au collège, c’est quitter ce cocon, c’est perdre la sécurité, le sentiment de bienêtre tranquille et paisible.

La principale adjointe aura bien fait son boulot, car sur le chemin du retour mes élèves semblent rassurés, le collège et les peurs qu’il suscite, largement démythifiés. « Mais bon, j’ai quand même pas hâte », résume Lana.

Chouette, pas de répartitions

Ce mardi, le conseil des maitres est consacré aux répartitions : les instits de chaque niveau se réunissent pour préparer les classes du niveau supérieur pour la rentrée. C’est un moment particulier de l’année, qui me tracasse pas mal, je passe beaucoup de temps à jouer les alchimistes, à doser les élèves, les bons, les moins bons, les turbulents, les perles, les largués, les émotifs, à trouver les meilleures associations possibles, avant de comparer avec les listes faites par mes collègues et de procéder avec eux aux ajustements. Cette année, chouette, je serai épargné : j’ai des CM2, dernier étage de la fusée primaire, pas la peine de faire les répartitions ! Bien sûr il y a toute la paperasse à faire pour le collège, mais à la limite je préfère.

Sauf que je réalise, d’un coup, que ces élèves que je répartis chaque année dans les classes de mes collègues, je les éparpille avec la perspective de les revoir, à la rentrée de septembre et tous les mois qui suivent. Pour moi qui suis un peu, beaucoup cœur d’artichaut, c’est toujours un plaisir de parler avec mes anciens élèves dans la cour, de voir comme ils évoluent les années suivantes, de conserver quelque chose, somme toute, de cette complicité qui nous a liés pendant un an.

La fin d’année est toujours la fin d’une aventure, c’est à chaque fois une séparation, et je n’aime pas les séparations. Retrouver les élèves en septembre est une consolation, une prolongation, un supplément dont la perspective m’adoucit la fin du mois de juin. Mais cette fois-ci, pas de perspective, plus d’horizon. Après les vacances : rien, plus personne. Tu les voulais, tes CM2, ma pomme, et bien voilà, profites-en, dans trois semaines, c’est fini, mais vraiment fini, pour de bon – il n’est décemment pas possible de les faire tous redoubler.

Petit déj avec les parents

Il y a du monde, en ce mercredi matin, dans le préau. Avec mes collègues de CM2, on a convié les parents d’élèves de nos trois classes à un petit déjeuner, histoire de partager un dernier moment ensemble, élèves, parents, enseignants, après une bonne année bien remplie. L’heure est à la détente, aux sourires, les livrets ont été rendus, l’humeur est aux remerciements, aux vacances qui viennent, les élèves vont et viennent autour du buffet d’abord, le temps de descendre les cakes, les gâteaux et les jus, dans la cour ensuite. Les adultes bavardent, un café, une viennoiserie à la main.

Je m’aperçois qu’il y a trois types de parents : les premiers ont un enfant dans le secondaire, un en CM2 et un troisième dans une classe inférieure. Ceux-là sont complètement détendus, insouciants. Il y a ensuite ceux dont l’ainé est en CM2, et ceux-là se posent beaucoup de questions : comme leur progéniture ils vont découvrir le collège et ils sont porteurs des mêmes peurs, des mêmes questionnements, des mêmes angoisses, portés au carré car ils sont parents et que tout parent vit les choses doublement : pour son enfant par procuration et pour lui-même. A savoir, je les aurais amenés avec nous au collège lors de la visite, cela leur aurait certainement fait du bien.

Enfin il y a ceux dont l’enfant au CM2 est le petit dernier, ils ont déjà fait une, deux, trois fois la bascule vers le collège avec les ainés, leur angoisse présente n’est donc pas liée à ce passage, non, et pourtant ce sont les plus noués, ils sont plusieurs à venir me confier leur désarrois : voilà, eux aussi vont devoir dire au revoir à l’école primaire, après 8, 10, parfois 12 ans passés à déposer leurs enfants à la porte de l’école, après des années de kermesse et de chorale, l’appareil photo en bandoulière ou l’Ipad levé bien haut pour bien enregistrer le spectacle du petit. Cette fin d’année est plus qu’un au revoir, c’est un adieu, un choc, un vrai coup dur qui dit combien ils ont vieilli, au fond : en laissant derrière eux l’école primaire ils entrent dans un nouvel âge parental, dans ce nouvel horizon le petit dernier quitte le nid familial sous peu et il ne restera qu’à rouvrir, alors, sur l’Ipad, le fichier vidéo de la dernière chorale.

Certains plus que d’autres

Les derniers jours sont légers et lourds, et Lino me dit un matin, en montant en classe : « Vous ne vous rendez pas compte, c’est affreux, monsieur Marboeuf ! Je suis dans cette école depuis 5 ans, ça fait la moitié de ma vie, quand même ! Imaginez, vous, si ça faisait 20 ans que vous étiez dans cette école et que c’était fini demain !... Et puis Zoé, je suis avec elle depuis la petite section, vous imaginez ! Et ben l’année prochaine c’est fini, on se verra plus, elle va à Chateaubriand et moi à Rousseau. Non mais, qu’est-ce que je vais faire, moi, sans ma Zozo, hein ?... »

Plusieurs élèves viennent me demander des pochettes en carton, je ne sais pas bien pourquoi, mais les leur donne. Je m’aperçois que d’autres en ont et qu’elles leur servent à noter le numéro de téléphone des uns et des autres, pas seulement les élèves de la classe, tous leurs camarades de CM2, et les numéros s’accompagnent de cœurs, de smileys, de petites dédicaces, « tu vas trop me manquer », « t’es la meilleure amie que j’ai jamais eue », « je n’oublierai jamais cette année ». Ces pochettes, ils se les passent, se les repassent, ils les serrent contre eux quand ils descendent en récré, se les montrent quand ils remontent.

De temps en temps, dans la cour, dans les escaliers, dans le couloir, un petit groupe se forme autour d’un élève, une fille le plus souvent : elle est en larmes, elle part demain, ou dans deux jours, ses copines l’entourent de leurs bras, pour un peu elles pleureraient maintenant, mais il vaut mieux garder ses larmes pour son propre départ, sa propre fin, après tout il leur reste quelques jours encore.

Anita me fait rire lorsqu’elle me dit, à moitié sérieuse, qu’elle s’est renseignée et qu’il parait que certains instits peuvent enseigner en collège, donc ce serait bien de venir enseigner dans le sien, « si vous voyez ce que je veux dire, monsieur Marboeuf, sérieusement, ça le ferait, vous êtes super fort, vous savez presque tout ! Je suis sûre que les profs de collège ils aimeraient bien avoir un collègue comme vous. »

Chers professeurs de collège, mes collègues, qui allez récupérer mes élèves dans huit semaines, les accueillir en secondaire, prenez bien soin d’eux s’il vous plait, ils ont besoin de vous, encore, certains plus que d’autres, sachez voir chez ces presque ados l’enfant qu’ils sont toujours. Aidez-les à passer sans encombre ce pont suspendu entre le primaire et le collège ; je les ai accompagnés jusqu’au bord, je vous aperçois de l’autre côté, réceptionnez bien ces petits d’hommes qui entament la traversée.

Les vacances à 39,5 °

J’appréhendais les derniers instants, les vrais adieux, avec ceux qui restaient encore, le dernier jour. Mais à 14 h 30, l’instit de ma fille a appelé, la petite avait 39,5° de fièvre, « peut-être 40, la prise frontale n’est pas précise », et il fallait que je passe la prendre, vraiment. Je n’ai plus pensé à grand-chose, juste à filer la chercher, à prendre un rendez-vous chez le pédiatre, en croisant les doigts pour que les oreilles ne soient pas touchées, rapport à l’avion le lendemain. Lorsque j’ai pensé à mes élèves, à nouveau, il était 18 heures, l’année était finie depuis un moment, tous étaient partis, je n’avais pas pu leur dire au revoir.

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