Tunisie : «Tombeaux de la dignité» pour tous les migrants morts en mer

«Tombeaux de la dignité» sur la plage de Gammarth (Tunisie) le 1er octobre 2017. (Photo Mouna Jemal Siala)

Artiste verrière installée sur le bord de la Méditerranée à Gammarth, près de Carthage, Sadika Keskes a conçu une performance intitulée les «Tombeaux de la dignité». Sept tombeaux en cubes de verre, qu’elle a mis à la mer le 1er octobre 2017 sur une plage de Gammarth. Une manière de rendre hommage aux milliers de migrants morts anonymement en tentant de traverser la Méditerranée. Rencontre.

En 2016, plus de 5000 migrants sont morts en tentant de rejoindre les côtes de l’Europe. Un drame silencieux qui se répète d’année en année, souvent dans une indifférence généralisée.

La Tunisie est particulièrement touchée par le drame des migrants. Depuis 2011, un millier de ses ressortissants, femmes et hommes, se sont noyés en mer en tentant de passer en Europe. «Les passeurs utilisent de plus en plus ce pays pour faire partir les migrants vers l’Europe, depuis que les garde-côtes libyens, aidés par des groupes armés, ont renforcé les contrôles», observe le site de Reuters.

Sadika Keskes a fabriqué sept tombes en verre pour toutes ces victimes anonymes. Dont une qui rappelle la mort d’Ailan, petit Syrien de trois ans, sur une plage turque en septembre 2015, et dont la photo avait fait le tour du monde. Ces tombes sont «en verre, parce que c’est une matière qui capte la lumière. La lumière qui fascine et dont on a tant besoin. Cela permet de se poser des questions», explique-t-elle.

La Méditerranée, «cimetière inerte»
Sept tombes, parce que «ce chiffre, un nombre d’or, symbolise l’équilibre», rappelle-t-elle. «Un équilibre que l’époque actuelle est incapable de conserver face à cette tragédie humaine en Méditerranée, devenue un cimetière inerte. Malgré toutes les technologies dont on dispose, l’humain n’a plus d’importance. Jusqu’à quand va-t-on rester comme ça, face à cette inertie ?»

Procession symbolique d'enterrement dans les rues de Gammarth avec l'un des tombeaux de la dignité (Photo Mouna Jemal Siala)

Procession symbolique d'enterrement dans les rues de Gammarth avec l'un des tombeaux de la dignité
(Photo Mouna Jemal Siala)

De son côté, l’artiste a voulu rendre leur «dignité» à toutes ces victimes, qui restent très souvent anonymes. «Bien souvent, ce qui pousse ces gens à partir, ce sont les atteintes à la dignité qu’ils subissent. Ils n’ont pas l’ascenseur social qui leur permettrait d’évoluer. Autrement, ils ne partiraient pas à l’aventure, au risque d’aller à la mort», explique Mme Keskes.

Constatant qu’il n’y a pas de processus de deuil pour les familles des migrants qui se noient, Sadika Keskes a souhaité réaliser, le 1er octobre, un enterrement symbolique, à l’issue d’une procession funèbre partie de son atelier. «Une procession comme nous avons l’habitude d’en faire ici».

Enterrement symbolique
La performance a ensuite été installée dans la Méditerranée, à quelques mètres de la plage, à l’issue d’un cortège. «J´ai mis un tombeau à la mer qui était un peu agitée. Avec les vagues qui couvraient puis découvraient mon tombeau. Cela donnait une image qui me renvoyait aux moments tragiques vécus par chaque naufragé. Triste sort de cette Méditerranée qui était un lien dans l´Histoire et qui est devenue une frontière ou plutôt un tombeau», raconte-t-elle. «Au Nord, vous avez les bateaux de plaisance. Au Sud, les bateaux de pêche. Au milieu, les autoroutes de la mer, avec les gros navires. Il n’y a plus d’échange. Tout est géré par les intérêts économiques immédiats, la méga-finance. Ainsi, on ne prend pas en compte les intérêts à moyen et long terme.»

Sadika Keskes (au milieu) en train de mettre à la mer un «tombeau de la dignité» le 1er octobre 2017. (Phoito Mouna Jemal Siala)

Sadika Keskes (au milieu) en train de mettre à la mer un «tombeau de la dignité» le 1er octobre 2017.
(Phoito Mouna Jemal Siala)

Europe vieillissante

C’est à dire ? «On ne comprend pas que l’Europe est vieillissante. Et qu’elle a besoin de l’immigration, source de richesses. L’imaginaire, les mythes indispensables à notre vie, l’intelligence, la création sont tués par ces murs dressés devant la liberté de circulation.» Aux yeux de l’artiste-verrière, le Vieux continent oublie que la Tunisie et ses 11 millions d’habitants ont été capables d’accueillir, après la révolution en 2011, un million et demi de Libyens. Il oublie aussi que dans le passé, à l’époque de la colonisation, les mouvements de population étaient inverses: des Français, des Maltais, des Italiens sont venus s’installer en Afrique du Nord. «Alors, qu’est-ce que 240.000 migrants pour une Europe vieillissante?» demande l’artiste.

Dans le même temps, la Tunisie continue à perdre ses jeunes, partis se noyer sur la route de l’immigration. «C’est bien triste pour ce petit pays qui a tant besoin d’eux !», observe Sadika Keskes, la gorge serrée.

La mise à la mer des «Tombeaux de la dignité», vue par l'ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d'Arvor, présent à Gammarth le 1er octobre 2017.

Après Gammarth, elle réfléchit à d’autres créations. Notamment celle d’un mur en verre avec des ouvertures fermées par des vitres. «Des deux côtés du mur, les gens pourront se voir. Mais ils ne pourront pas se parler. Ils pourront juste communiquer par geste.»

Mais auparavant, l’artiste a prévu de se rendre très prochainement en bateau sur l’île italienne de Lampedusa, où accostent de très nombreux migrants, pour lancer d’autres «Tombeaux de la dignité», dès que la mer sera un peu moins forte. Et si les Italiens s’y opposent? Réponse lapidaire de l’artiste: «Je m’en fous!» En clair, elle ira quoi qu’il arrive. Une réponse que ne renieraient pas toutes ces Tunisiennes de la société civile qui, sans relâche, luttent pour la liberté et la démocratie dans leur pays…

 Sadika Keskes, artiste verrière (vidéo mise en ligne sur Youtube le 4 juillet 2016)

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé