L’Instance vérité et dignité (IVD) a été mise en place en 2014 pour «dévoiler la vérité sur les violations des droits de l'Homme commises» pendant la dictature en Tunisie. Pour autant, son fonctionnement n’est pas des plus aisés. Faut-il voir la main du pouvoir et des partis politiques derrière cette crise, alors qu’officiellement, l’institution termine ses travaux au printemps 2018?
Initialement, certains espéraient en Tunisie que l’IVD jouerait le même rôle que la fameuse Commission vérité et réconciliation sur les crimes de l’apartheid en Afrique du Sud, présidée par l’archevêque Desmond Tutu.
De fait, ses travaux, diffusés à la télévision, ont d’ores et déjà permis d’entendre les témoignages très émouvants de victimes des régimes de Bourguiba et de Ben Ali. D’une manière générale, ils ont été l’occasion de se pencher sur le passé récent du pays, notamment l’indépendance. Ou d’en savoir un peu plus sur un demi-siècle de fraudes électorales. Le début d’un travail de mémoire qui n’avait encore jamais été vraiment mené.
Mais cela est tout sauf facile. Les travaux de l’Instance se déroulent souvent dans un climat passionnel. Depuis sa fondation, elle fait l’objet de nombreuses polémiques et va de crise en crise. Sur 15 membres (représentants d'associations de victimes, opposants à Ben Ali, juristes…), quatre ont déjà démissionné et trois ont été révoqués. A tel point que ces départs pourraient fragiliser le fonctionnement de l’institution, l’empêchant «de se réunir, faute de quorum», explique huffpostmaghreb. D’une manière générale, «choisis par l’Assemblée nationale constituante de l’époque (décembre 2011-décembre 2014), dominée par les islamistes, sur la base de critères partisans, les membres de l’instance, (…) composant une équipe manquant de cohérence et de cohésion, se sont très vite affrontés et déchirés sur un plan personnel et idéologique», constate notre consœur Olfa Belhassine dans le site JusticeInfo.
Les démissionnaires passent «pour être proches du mouvement islamiste Ennahdha», rapporte le site et ils auraient pu avoir agi «sur instruction du parti». De leur côté, ces derniers ont mis en cause la présidente de l’Instance, Sihem Bensedrine, une journaliste, emprisonnée sous Ben Ali, dénonçant son comportement «autoritaire» et son manque de «transparence financière». Une présidente parfois qualifiée dans la presse de personnalité «controversée». Cité par JusticeInfo, Mme Bensedrine parle, elle, de «complot» et évoque l’action des «lobbys de l’ancien régime».
Ce n’est pas «par hasard qu’une minorité de ‘‘perdants de la révolution’’ et de bénéficiaires du système despotique ont orchestré des campagnes systématiques contre l’IVD depuis qu’elle a entamé ses travaux, occupant l’espace médiatique dominant, s’appliquant à distiller en continu dénigrement et discrédit», affirme-t-elle dans Mediapart.
Quels «comptes avec le passé»?
Alors au-delà des polémiques et des débats passionnels, qu’en est-il? L’IVD a ainsi accusé l’Etat tunisien de ne pas coopérer, ou de ne le faire qu’en traînant des pieds, dans les dossiers liés aux demandes de conciliation faites par des victimes de violation des droits de l’Homme, rapporte huffpostmaghreb. «Cette lenteur prouve à quel point la volonté politique manque afin de donner à la commission vérité les moyens nécessaires à la poursuite de son travail dans de bonnes conditions», affirme le directeur du bureau de Tunis d’Avocats sans frontières (ASF), Antonio Manganella, cité par JusticeInfo.
Reste à expliquer ce manque de «volonté politique». Certains Tunisiens rappellent ainsi l’attitude du président Béji Caïd Essebsi. Lequel estimait dans une interview à Paris Match en mars 2015: «Nous devons cesser de régler nos comptes avec le passé.» Les mêmes évoquent, en parallèle, la loi permettant l’amnistie de fonctionnaires accusés de corruption sous Ben Ali. Ou «le retour feutré d’anciens» de la dictature: 20% des ministres nommés lors du remaniement gouvernemental du 11 septembre dernier, occupaient déjà des fonctions dans l’ancien régime.
D’où la question: le mauvais fonctionnement de l’IVD est-il lié à une volonté de réhabiliter le passé, ou du moins d’effacer ses abus et ses crimes? Plus généralement, ce mauvais fonctionnement n’est-il pas lié à la difficulté de réaliser, au sein de la société tunisienne, un travail de mémoire forcément difficile? Comme l’a montré la polémique qui a entouré, en France, la sortie du fameux documentaire Le chagrin et la pitié. Lequel levait le tabou sur «l'imagerie d'Epinal (…) d'une nation fière et digne, unie contre l'occupant» nazi pendant la Seconde guerre mondiale.