Tunisie : la lutte anti-corruption, «plus complexe» que la lutte anti-terroriste

Le président tunisien Beji Caid Essebsi en train de défendre son projet de loi sur la «réconciliation économique et financière» lors d'un discours à Tunisia le 10 mai 2017 (REUTERS - Zoubeir Souissi)

Des milliers de personnes ont manifesté le 13 mai 2017 à Tunis contre un projet de loi, proposé par le président tunisien, Caïd Béji Essebsi, prévoyant l’amnistie des faits de corruption en échange d’un dédommagement. La corruption est un sujet sensible en Tunisie et avait été au cœur du mouvement révolutionnaire de janvier 2011. Aux dires des observateurs, le phénomène reste omniprésent dans le pays.

«La corruption ne va pas passer», «Nous n'allons pas céder», ont scandé les protestataires réunis à l'appel du collectif Manich Masamah («Je ne pardonnerai pas») ainsi que de 52 ONG tunisiennes et internationales et des partis de l'opposition. Cette mobilisation répond à un discours du président Béji Caïd Essebsi le 10 mai. Lequel a défendu son projet d'amnistie (présenté en 2015) affirmant qu'il serait examiné au Parlement. Sans toutefois donner de date.

Ce projet, dit «de réconciliation économique et financière», prévoit l'amnistie d’hommes d'affaires et d’anciens piliers de la dictature de Zine El Abidine Ben Ali (fonctionnaires, anciens ministres, anciens conseillers, diplomates…), poursuivis pour corruption. En échange, ils devront rembourser à l'Etat des sommes indûment gagnées et s’acquitter d'une pénalité financière. Ce qui permettrait, aux dires des autorités, de récupérer, dans un premier temps, jusqu’à trois milliards de dollars.

«Améliorer le climat de l’investissement»
Pour le président tunisien, le texte est la seule solution pour sortir le pays de la crise et relancer l’économie. Il a affirmé qu’il n’avait pas été élu «pour institutionnaliser la corruption». Selon lui, le projet de loi vise à «améliorer le climat de l’investissement» dans un pays qui connaît une situation économique difficile.

Les opposants estiment que ce projet ne ferait que «blanchir la corruption». Selon Le Monde, ils laissent entendre que le texte constituerait un «renvoi d’ascenseur». Et ce dans la mesure où certains des hommes d’affaires concernés ont «généreusement contribué au financement de la campagne électorale de Nidaa Tounès», le parti présidentiel, en 2014.

Manifestation contre le projet de loi sur la «réconciliation économique» le 13 mai 2017 à Tunis (REUTERS - Zoubeir Souissi)

Manifestation contre le projet de loi sur la «réconciliation économique» le 13 mai 2017 à Tunis
(REUTERS - Zoubeir Souissi)

Pour le juriste Jawhar Ben Mbarek, le texte permettrait en fait d’abandonner toutes les affaires de corruption.

«Il n'y aura pas de réconciliation sans dévoiler la vérité et sans la poursuite judiciaire et le jugement des corrompus. Ce mouvement de protestation va continuer et dans tout le territoire tunisien», a déclaré, lors de la manifestation du 13 mai, Hamma Hammami, chef du Front populaire (gauche). Si «le président insiste à passer son projet, nous sommes de notre côté déterminés à lui faire face d'une manière pacifique», a renchéri Issam Chebbi, député et membre dirigeant du parti centriste Al Joumhouri.

Dans l’état actuel des choses, le projet présidentiel n’est pas sûr d’obtenir la majorité au Parlement. Le parti islamiste Ennahda, qui participe au gouvernement, a menacé de ne pas le voter en l’état.

«Vers un Etat mafieux» ?
Aux dires de nombreux observateurs, la corruption est un mal endémique en Tunisie. Le pays connaîtrait une banalisation du phénomène au quotidien et dans tous les domaines. «La corruption et le clientélisme menacent la transition démocratique», va jusqu’à expliquer un rapport du International Crisis Group en date du 10 mai 2017. Même si Transparency International note de son côté un léger mieux.

D’une manière générale, le phénomène est perçu comme l’un des principaux freins à la relance de l’économie. Selon une enquête évoquée par le Huffpost Tunisie, 50% des chefs d’entreprise interrogés affirment ne pas pouvoir travailler sans y recourir.

«La Tunisie a déclaré la guerre au terrorisme. Elle devrait en faire autant avec la corruption. L’un et l’autre sont liés au commerce informel – plus de 50% de notre PIB – et obèrent l’économie du pays. Nous risquons à ce rythme de dériver vers un Etat mafieux», estimait en 2016 dans Jeune Afrique le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, Chawki Tabib. Un an plus tard, ce dernier dénonçait la «complicité» de certains organismes de l’Etat dans la contrebande pratiquée dans les régions frontalières.

A la fronière entre la Tunisie et la Libye, près de la ville de Ben Gardane (sud) le 22 mars 2016 (AFP - FATHI NASRI)

A la fronière entre la Tunisie et la Libye, près de la ville de Ben Gardane (sud) le 22 mars 2016
(AFP - FATHI NASRI)

L’action des pouvoirs publics
L’existence de cette Instance nationale prouve que les pouvoirs publics ne restent pas inactifs. Le gouvernement de Youssef Chaed a fait de la lutte contre la corruption l’une de ses priorités. En mars 2017, il a ainsi limogé trois responsables régionaux, dont l’un arrêté en flagrant délit.

En février, le Parlement a adopté un texte très attendu sur la dénonciation de la corruption. Pour la première fois, il «met en place les mécanismes, les conditions et les procédures de dénonciation», rapporte RFI. Tout en prévoyant la protection des dénonciateurs et en protégeant les lanceurs d’alerte. Mais les amendements concernant la protection des journalistes d’investigation ont été rejetés.

Pour autant, en septembre 2016, trois mois après son arrivée au pouvoir, le Premier ministre disait lui-même que «la lutte contre la corruption et le terrorisme sont les faces d’un même phénomène ciblant le citoyen, axe central de tout développement». Et d’ajouter que la guerre contre la corruption, en demandant des comptes aux coupables, est «plus complexe, parfois plus difficile que la lutte contre le terrorisme».

Le chef du gouvernement serait-il rattrapé par la réalité ? Pour le juriste Samir Annabi, ancien président de l’Instance nationale de lutte, cité par Jeune Afrique, «un ministère de la Gouvernance (ne) changera rien». Car le phénomène est profond et est lié à «une culture du bakchich» et à «un système clientéliste solidement ancré dans les mentalités».

 

 

 

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé