Les travaux de l’Instance vérité et dignité (IVD) montrent les difficultés qu’ont encore les Tunisiens à se confronter avec leur passé. Et notamment avec le personnage du fondateur de la Tunisie moderne, Habib Bourguiba. Un personnage qui reste une icône. Et qu’ont tenté d’analyser les journalistes Souhayr Belhassen et Sophie Bessis dans leur livre «Bourguiba» (réédité en 2012 chez Elyzad).
Encensé ou diabolisé, despote ou réformateur autoritaire ? Mais qui fut vraiment Habib Bourguiba ? «Bourguiba réunit tout cela à la fois. C’est essentiellement un politique, au sens noble du terme. C’est-à-dire un visionnaire, qui fait preuve d’audace lorsqu’il veut mettre en application un projet», répond Souhayr Belhassen dans une interview à sa consœur Olfa Belhassine, du journal tunisois francophone La Presse. Mais il était en même temps «capable d’actes condamnables, voire odieux». Notamment quand il sentait son pouvoir menacé.
Il n’hésitait alors pas à agir par la force. Et l’élimination physique s’il le fallait. «En une seule année, 1961, le nombre de condamnations à mort exécutées pour yousséfisme se comptent par dizaines», rapporte Souhayr Belhassen.
Autrement dit, Bourguiba fut un véritable homme d’Etat avec ses parts d’ombre. Un homme d’Etat mort en 2000 après avoir été destitué en 1987 par Zine el-Abidine Ben Ali. Un successeur que l’Histoire oubliera, pense la journaliste. Ben Ali «est resté un flic à l’allure de videur de cabaret», estime-t-elle. Par contre, l’Histoire retiendra de son prédécesseur «le grand réformateur malgré l’exercice personnel parfois exécrable du pouvoir». Un réformateur qui a mis la Tunisie «sur les rails de la modernité et du progrès, mais pas de la démocratie».
Quelle image aujourd’hui ?
Son importance et son poids historique sont restés tellement présents dans la vie et la mémoire tunisiennes qu’il est difficile de retenir une image un tant soit peu dépassionné de l’ancien chef d’Etat. «Il est en effet quasi impossible de séparer Bourguiba de la geste nationale. D’où les difficultés de faire une histoire objective à ce niveau. Parce qu’il a voulu être l’élément constitutif du mouvement national en effaçant tous les autres».
Habib Bourguiba «est devenu une icône». Une icône qui continue à être utilisé aujourd’hui. Par exemple lorsque l’actuel président Béji Caïd Essebsi, 90 ans, lui-même l’un de ses anciens ministres, tente de se réapproprier son «image physique», estime Souhayr Belhassen dans son interview. Dans le même temps, le pouvoir actuel utilise les symboles comme celui de la fameuse statue de l’ancien président, réinstallé en 2016 sur l’avenue… Bourguiba, la plus célèbre artère de la capitale.
«La Tunisie semble avoir besoin d’icône pour combler le déficit de visions d’avenir, de programmes et d’équipes politiques solides», observe Souhayr Belhassen. Un vide que le pouvoir actuel tenterait donc de combler en utilisant le nom et l’image de Habib Bourguiba. Ce dernier «reste le seul référentiel (du pays) parce qu’il a aussi tout fait pour créer le vide face à lui en empêchant les autres de développer et de structurer une idéologie ou une pensée», poursuit la journaliste. Paradoxe d’un homme. Et paradoxe d’un pays…
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