Tunisie : assiste-t-on à un retour des «méthodes répressives du passé»?

Policiers en faction à Hammamet (nord-ouest de la Tunisie). REUTERS - Zoubeir Souissi

Dans un rapport publié le 13 février 2017, Amnesty International évoque «un inquiétant retour en arrière» en Tunisie avec une recrudescence de «méthodes brutales» dans le cadre de la lutte antiterroriste, à la faveur notamment de l’état d’urgence.

«En réaction à une série d’attaques armées qui ont secoué le pays depuis mars 2015, les autorités ont renforcé les mesures sécuritaires, recourant de plus en plus aux lois d’exception, dont beaucoup entrent en contradiction avec les obligations relatives aux droits humains», explique l’organisation internationale des droits de l’Homme.

Amnesty a recueilli des «récits glaçants» qui témoignent d’une augmentation inquiétante des méthodes répressives contre les suspects dans les affaires de terrorisme depuis deux ans. Exemple: «Ils m’ont frappé jusqu’à ce que je perde connaissance (...) Ils m’ont frappé sur les jambes, les pieds et les bras qui étaient couverts d’hématomes et enflammés. Je fais encore des cauchemars à cause de la torture. Ils m’ont frappé jusqu’à ce que plusieurs ongles de mes orteils tombent», raconte ainsi Ahmed (nom modifié), arrêté en mars 2016 à Ben Guerdane. Et ce après l’attaque, sur cette localité à la frontière libyenne, de djihadistes se revendiquant de l’organisation Etat islamique.

Le rapport fait état de «deux cas de violences sexuelles, dont un viol» au poste de police de Ben Guerdane en mars 2016 et à la prison de Mornaguia (banlieue sud-ouest de Tunis).

Des arrestations par milliers
Dans le même temps, Amnesty rapporte que «des milliers de personnes ont été arrêtées» depuis le rétablissement de l’état d’urgence fin 2015 à la suite de l’attentat contre la Garde présidentielle à Tunis. «Au moins 35 témoins ont décrit les raids et les perquisitions domiciliaires sans mandat, au cours desquels les membres des forces de sécurité font irruption dans les logements, terrifiant les habitants», rapporte-t-elle. «Certains membres des familles sont également en butte à des mesures d'intimidation, à des arrestations arbitraires, à des actes de torture ou autres mauvais traitements en détention, dans le but de les contraindre à donner des informations sur leurs proches soupçonnés de participation à des attaques armées.»

Dans le même temps, poursuit l’organisation internationale des droits de l’Homme, «au moins 5000 personnes se sont vues interdire de voyager» à l’intérieur de la Tunisie comme à l’étranger. Et près de 150 autres ont été assignées à résidence. Objectif : les empêcher de rejoindre les groupes djihadistes en Syrie, en Irak et dans la Libye voisine. L’interdiction de voyager vise aussi à «surveiller les déplacements de ceux qui sont rentrés de zones de conflit».

Véhicules militaires patrouillant à Ben Guerdane, à la frontière libyenne le 9 mars 2016. (REUTERS - Zoubeir Souissi)

Véhicules militaires patrouillant à Ben Guerdane, à la frontière libyenne le 9 mars 2016. (REUTERS - Zoubeir Souissi)

Précision: entre 5500 et 6000 ressortissants tunisiens auraient rejoint les rangs d’organisations violentes. «La Tunisie est ainsi l'un des principaux pays au monde touchés par ce fléau, le premier au Maghreb, loin devant le Maroc (environ 1300)», rapportait Géopolis le 30 décembre 2016.

Pour Amnesty, ces différentes mesures «risquent de mettre en péril les avancées obtenues depuis six ans». En l’occurrence depuis la révolution du 14 janvier 2011 et la fuite du dictateur Ben Ali.

L’ONU s’en mêle
L’organisation internationale n’est pas la seule à pointer le doigt sur la situation en Tunisie. Le 3 février, le rapporteur de l'ONU sur les droits de l'Homme et la lutte contre le terrorisme, Ben Emmerson, s’est dit «particulièrement préoccupé par les conditions de détention (...) à la prison de Mornaguia, nettement inférieures aux normes internationales de base». Il a décrit un établissement pénitentiaire «à 150% au-delà de ses capacités» avec des détenus qui s'entassent dans des cellules «sans infrastructures, notamment sanitaires, adéquates». Les ONG ont souvent présenté la surpopulation carcérale comme un motif d’inquiétude dans la lutte contre la radicalisation.

Ben Emmerson a bouclé une visite de cinq jours, la première pour un tel responsable onusien depuis 2011. Au cours de cette visite, il s'est notamment entretenu avec les ministres de la Justice et de la Défense) et avec des représentants de la société civile. Il rendra un rapport complet en mars 2018. Mais il a d’ores et déjà recommandé une plus grande «vigilance» vis-à-vis de possible cas de «torture et mauvais traitements». Et comme un groupe d’ONG, il a conseillé à Tunis de revoir la loi antiterroriste de 2015. Laquelle permet de prolonger les gardes à vue jusqu'à 15 jours et autorise l'absence d'un avocat durant les 48 premières heures.

Il n’en reste pas moins qu’engluée dans une grave crise économique, la Tunisie reste un pays très fragile face à la menace terroriste. A tel point que d’aucuns n’hésitent pas à parler d’un risque de «somalisation» du pays, comme l’expliquait Géopolis le 30 décembre 2016. Tout en ajoutant : «A Tunis comme à l’étranger, on s’interroge sur sa capacité à faire face au phénomène djihadiste».

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Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé