La Tunisie s’inquiète du retour de «ses» djihadistes de Libye, Syrie ou Irak. D’autant que les autorités affirment avoir démantelé 160 cellules terroristes lors des 10 premiers mois de 2016. Aujourd’hui, certains n’hésitent pas à parler de «somalisation» (la Somalie étant en plein chaos) du pays. Et à Tunis comme à l’étranger, on s’interroge sur sa capacité à faire face au phénomène djihadiste.
Le problème a été récemment mis en lumière par l’attentat de Berlin (12 morts), perpétré au nom de l’EI par Anis Amri, un jeune Tunisien de 24 ans. Classé islamiste «dangereux», Anis Amri avait vu sa demande d'asile rejetée par l'Allemagne et devait, après des mois de tractations avec Tunis, être expulsé vers son pays. Un homme dont trois proches ont été arrêtés dans le centre de la Tunisie.C’est la seconde fois en moins d’un an qu’un ressortissant tunisien est responsable d’un attentat en Europe. L’attaque de Nice (86 morts), le 14 juillet, avait ainsi été menée par un autre Tunisien, Mohamed Lahouaiej Bouhlel, 31 ans
Morts au combat
Les djihadistes tunisiens attaquent sur le Vieux continent. Mais ils ciblent aussi leur pays. Comme au musée du Bardo (22 morts), près de Tunis, en mars 1995 ou sur une plage près de Sousse (38 morts), dans le nord-ouest, trois mois plus tard. Sans oublier l’opération sans précédent de Ben Gardane, à la frontière libyenne, le 7 mars 2016.
Les auteurs de ces différentes attaques sont souvent des jeunes. Il s’agit de «chômeurs, mais aussi (d’)étudiants et (de) travailleurs, de toutes les régions, dont la radicalisation a souvent été soudaine, pas toujours saisie par les proches», constate Le Monde.
Selon les sources, ils seraient entre 5500 et 6000 ressortissants tunisiens à avoir rejoint les rangs d'organisations djihadistes en Irak, en Syrie et en Libye. La Tunisie est ainsi l'un des principaux pays au monde touchés par ce fléau, le premier au Maghreb, loin devant le Maroc (environ 1300).
Parmi eux, des centaines sont vraisemblablement morts au combat.
Le 23 décembre 2016, le ministre de l'Intérieur Hédi Majdoub a révélé que 800 djihadistes tunisiens étaient déjà rentrés. Tout en assurant que les autorités détenaient «toutes les informations sur ces individus». Mais, dans un pays traumatisé depuis 2015 par une série d'attaques sanglantes, ces déclarations n'ont pas suffi. A l'appel d'un collectif citoyen, des centaines de personnes ont manifesté à la veille de Noël à Tunis pour dire «Non à la repentance et à la liberté pour les groupes terroristes».
L’inquiétude s’est d’autant moins apaisée que le syndicat national des forces de sécurité intérieure s'est alarmé le 25 décembre d'un risque de «somalisation» de la Tunisie, déjà confrontée à des maquis djihadistes dans les massifs montagneux de l'intérieur du pays.
Ces Tunisiens «ont reçu des formations militaires et appris à manipuler toutes sortes d'armes de guerre sophistiquées», observe le syndicat. Ils pourraient ainsi rejoindre les «cellules dormantes» du pays, a-t-il prévenu. «Accepter leur retour (...) contribuera à élargir le cercle du terrorisme», a-t-il estimé. Dans le même temps, l’organisation a déploré «l'absence de volonté politique» et de «décision souveraine claire». Exagération d’une organisation qui défend des intérêts catégoriels ou, au contraire, expression de l’inquiétude de professionnels concrètement confrontés sur le terrain au problème du djihadisme ?
«Nous allons être vigilants»
On peut être amené à se poser des questions quand on entend les déclarations contradictoires des dirigeants du pays. «On ne peut empêcher un Tunisien de revenir dans son pays», «mais évidemment, nous allons être vigilants», a ainsi estimé le président Béji Caïd Essebsi. Il a jugé impossible d’emprisonner tous les djihadistes, «parce que si nous le faisons, nous n'aurons pas assez de prisons». «Mais nous prenons les dispositions nécessaires pour qu'ils soient neutralisés», a-t-il affirmé. Des propos «interprétés par une partie de l’opinion tunisienne comme une porte ouverte à l’impunité des terroristes», constate Le Monde. D'une manière générale, nombre de Tunisiens s'inquiètent de la situation de leur pays. Le 24 décembre, des centaines de personnes ont ainsi manifesté devant le Parlement contre le retour des djihadistes. «J'ai peur que ce ne soit que le début et que les attentats se multiplient ici et ailleurs», explique un commerçant tunisois cité par Le Parisien.
Les propos du chef de l’Etat ont cependant été infirmés par le Premier ministre Youssef Chahed. Le 29 décembre, celui-ci s’est montré plus ferme, contredisant ainsi le chef de l’Etat. Le gouvernement «n’est pas favorable» au retour des islamistes armés «des zones de tension», a-t-il dit. «Ceux qui reviendront seront immédiatement arrêtés dès leur arrivée sur le territoire tunisien et seront jugés».
De telles différences dans les déclarations officielles justifient, pour le moins, la constatation d’absence de «décision souveraine claire» relevée par le syndicat des forces de sécurité. Sinon «l’absence de volonté politique», dénoncée par la même organisation…
Attentat du Bardo : une enquête qui piétine ?
«Le doute va croissant», titrait un article du Canard Enchaîné le 16 novembre 2016. Et ce à propos de l’enquête sur l’attentat du Bardo.
Le canard enchaîné ce matin: affaire du Bardo pic.twitter.com/qW8WrgRFMm
— Philippe de Veulle (@PDVeulle) 16 novembre 2016
Ladite «enquête ne cesse de piétiner, entravée par des dysfonctionnements à répétition», affirme l’article. Le juge antiterroriste Bachir al-Akrimi, promu depuis procureur, est «soupçonné (…) de sympathies islamistes». Dans le même temps, «six complices présumés des terroristes» (au nombre de deux, abattus pendant l’attaque du musée tunisois) «ont été libérés». Alors que deux syndicalistes policiers «se trouvent en taule pour avoir dénoncé les défauts» de la procédure. Autre accusation du journal satirique français: le commissaire divisionnaire du district du Bardo «a été limogé pour avoir révélé le refus du ministère de l’Intérieur d’envoyer sept flics en renfort la veille de l’attentat, à la suite d’un renseignement sur une possible attaque contre le musée». Pour autant, citée par Ouest France, la juge française du pôle antiterroriste, Isabelle Couzy, en charge du dossier, rétorque que «la justice tunisienne fait bien son travail».
Peut-on aller jusqu’à douter de la volonté politique des dirigeants politiques tunisiens à combattre le terrorisme ? Difficile à croire. Le problème semble plus global.
Une base américaine en territoire tunisien ?
Dans un article en date du 23 décembre, Le Figaro évoquait «la Tunisie, vivier du terrorisme mondial». Lui répondant sur le site Kapitalis, l’universitaire Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi lui rétorquait : «La Tunisie est devenue, à son insu, le premier exportateur mondial de terroristes, mais elle ne peut faire face à un fléau mondial qui menace la démocratie à laquelle elle aspire». «La Tunisie se débat seule. Pauvre et endettée, minée par un régime mafieux et dictatorial durant des décennies, délaissée par les investisseurs, agitée par les ambitions personnelles de la classe politique, par la contestation sociale, par le régionalisme, le corporatisme et le manque de civisme, (…) elle ne peut être mise sur le banc des accusés.»
Il faut aussi évoquer pêle-mêle les 450 km de frontières poreuses avec la Libye en pleine déliquescence. Ainsi qu’une révolution «qui, pour une partie de la population, n’a pas tenu ses promesses» (Le Monde) et «une démocratisation qui ne s’est pas accompagnée d’une amélioration des conditions de vie».
Enfin last but not least, l’armée tunisienne n’est pas forcément bien préparée au risque terroriste. Même si certaines améliorations ont été apportées. Elle a été «obligée d’acheter des armes au prix fort afin de protéger ses frontières et celles de l’Europe», affirme Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi. De plus, selon Le Canard, Tunis recevrait une aide militaire occidentale avec une centaine de «conseillers» militaires français et américains issus des forces spéciales des deux pays. Et une base militaire secrète aurait été installée par les Etats-Unis en territoire tunisien. Cela sera-t-il suffisant pour éviter une «somalisation» d’un pays qui évolue sur un baril de poudre ?