L’indépendance de la Tunisie vécue et racontée par un Français

Le dirigeant nationaliste Habib Bourguiba prononce un discours le jour de l'indépendance tunisienne, le 20 mars 1956. (AFP PHOTO - SAMI SOLH ALBUM)

Il y a 60 ans, le 20 mars 1956, la Tunisie retrouvait son indépendance. Une indépendance qui ne s’est pas faite sans heurts, comme le prouve l’existence d’un maquis contre la présence française. René Cardoso, receveur des postes né en 1927 en Tunisie et qui a y a vécu jusqu’en 1958, a suivi de près ces évènements. Il a peut-être même contribué à sauver la vie de Bourguiba. Agé aujourd’hui de 89 ans, il se souvient.

René Cardoso le 19 octobre 2016 (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

René Cardoso le 19 octobre 2016 (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

La famille de René Cardoso s’est installée en Tunisie au XVIIe siècle, venue d’Italie. D’origine juive, elle avait dû fuir l’Espagne après 1492. Elle était tellement intégrée dans la vie locale qu’avant l’indépendance, il y avait même une rue Cardoso à Tunis. René, lui, est né en 1927.

Pendant son enfance et son adolescence, il fréquente le lycée Carnot, le plus prestigieux établissement scolaire (payant) de la capitale. «J’y suis resté 12 ans sans y voir un seul musulman. On y trouvait seulement quelques Italiens», raconte-t-il. Un exemple parmi d’autres de la séparation des communautés européenne et locale. «De leur côté, juifs et musulmans vivaient de manière très imbriquée. Mon père parlait arabe très couramment», se souvient-il.

A cette époque, les manifestations contre la présence française sont nombreuses. Une indépendance à laquelle le père de René, un expert-comptable, était lui-même favorable. Le futur postier se souvient notamment des émeutes du 9 avril 1938 à Tunis, évènement majeur du mouvement national tunisien. L’armée française tire sur les émeutiers, tuant entre 200 et 300 personnes, selon René Cardoso (les historiens retiennent plutôt le chiffre de 22 morts et de 150 blessés). «Dans mon milieu, tout le monde était offusqué. On dénonçait les assassinats commis par le pouvoir colonial. Des années après, on en parlait encore», raconte celui qui avait alors 11 ans.

A 19 ans, chargé de mission dans le gouvernement Blum
Survient la guerre. La Tunisie vit sous la tutelle de Vichy. Le 8 novembre 1942, les alliés anglo-saxons débarquent en Afrique du Nord. Dès le 9, Tunis est occupé par les Allemands. Les juifs doivent alors porter l’étoile jaune. Ceux qui ont plus de 18 ans sont contraints de se soumettre au service du travail obligatoire (STO). Certains sont internés. D’autres déportés en Allemagne. Une histoire qui a été racontée par le réalisateur et journaliste Serge Moati dans son livre autobiographique Villa Jasmin.

«Personnellement, j’ai pu continuer mes études normalement», raconte le futur postier. La libération intervient le 7 mai 1943. Tandis que la guerre se poursuit en Europe et ailleurs.

Image de la propagande nazie montrant des soldats allemands marchant dans Tunis (1943?) (AFP / BERLINER VERLAG / ARCHIV / DPA-ZENTRALBILD / DPA)

Image de la propagande nazie montrant des soldats allemands marchant dans Tunis (1943?)
(AFP / BERLINER VERLAG / ARCHIV / DPA-ZENTRALBILD / DPA)

En 1946, le jeune René, âgé de 19 ans, est reçu au concours de receveur aux PTT. Il va bientôt adhérer à la SFIO, le PS de l’époque. Ce qui lui permet aujourd’hui de s’enorgueillir de ses «70 ans de socialisme» ! Il devient rapidement secrétaire administratif de la section de Tunis. «Le parti regroupait un millier de militants sur l’ensemble du pays, des fonctionnaires essentiellement», observe-t-il. Les positions des différentes fédérations et sections du parti peuvent varier. Mais au niveau national, «après la Seconde guerre mondiale, la SFIO n’est pas sur des positions anticolonialistes, encore moins indépendantistes, mais elle souhaite une révision des rapports de la France avec ces territoires», explique une étude publiée sur le site de l’université Paris I.

En métropole, le socialiste Léon Blum dirige le gouvernement du 16 décembre 1946 au 16 janvier 1947. «Après le massacre de Sétif du 8 mai 1945 en Algérie, il savait qu’il fallait faire quelque chose pour le Maghreb», explique René Cardoso. Le président du Conseil nomme alors un secrétaire d’Etat aux Affaires musulmanes, Georges Gorse, un socialiste qui passera ensuite dans les rangs gaullistes. Ce député s’intéresse de près à la situation en Tunisie où il se rend fréquemment. Il a ainsi entendu parler du jeune Cardoso. Et le nomme chargé de mission auprès de lui !

Il faut dire que le jeune homme peut approcher le nationaliste Habib Bourguiba. Lequel emmènera son pays à l’indépendance. «A cette époque, j’étais receveur à la poste de Bab Menara dans la Kasbah de Tunis, à 100 m de l’appartement de Bourguiba. Je connaissais surtout sa femme, Mathilde, une Française. Celle-ci venait souvent au bureau pour envoyer des colis de livres ou d’oranges quand son mari était emprisonné ou assigné à résidence». Ce qui fut fréquemment le cas tout au long de ces années ! Il a aussi l’occasion de lui faire passer des courriers. Le gouvernement Blum tombe au bout de six semaines. Et les velléités d’ouverture de Paris n’iront pas plus loin.

La marche vers l’indépendance Mais de leur côté, certains socialistes continuent à agir pour l’indépendance. «Tous les deux mois, nous recevions la visite, à Tunis, d’un des trois députés du parti qui s’intéressaient à la question. Outre Georges Gorse, il y avait Alain Savary et Robert Verdier. Nous organisions notamment des réunions avec Bourguiba.»

La marche vers l’indépendance est donc bel et bien lancée. René Cardoso est alors aux premières loges pour suivre l’évolution de la situation: après Tunis, il est nommé postier volant un peu partout en Tunisie. A partir de 1952, et jusqu’en 1954, commence un mouvement de guérilla composé de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de fellaghas. Ceux-ci attaquent des fermes isolées. Attaques qui font des morts. Dans le même temps, se constitue, sur le modèle de l’OAS, une organisation appelée la Main Rouge, dont on a dit qu’elle était proche des services secrets français.

René Cardoso n’est pas épargné. Des grenades sont lancées dans le bureau de poste de Beb Menara. Un obus de 88 atteint la fenêtre de sa chambre alors qu’il travaille aux PTT à Teboursouk (100 km à l’ouest de Tunis), blessant sa femme de ménage. Et le local tunisois de la SFIO est ravagé à trois reprises par des grenades de la Main Rouge.

La tension est alors à son comble. En 1952, les fonctionnaires reçoivent l’autorisation d’être armés. L’année suivante, le receveur est en poste au Pont du Fahs, aujourd’hui El Fahs, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Tunis. «Survient une grève. D’habitude, quand il y avait une, les colons venaient trier eux-mêmes leur courrier, cassant ainsi le mouvement. Mais quand je les ai vus arriver, j’ai pris mon fusil pour les empêcher de passer. Ils savaient que je n’hésiterais pas à tirer!» Ils savaient aussi parfaitement que le receveur était indépendantiste. «Mais les relations se sont arrangées. Il faut dire qu’ils avaient besoin des fonctionnaires. De plus, ils m’étaient reconnaissants d’avoir créé des relais postaux et téléphoniques qui leur permettaient de donner l’alarme facilement».

Bourguiba sauvé d’extrême justesse?
A cette époque, pendant la journée, René va souvent avec son agent de lignes téléphoniques dans une jeep bleue (qui la distinguait des véhicules militaires) pour remonter des poteaux télégraphiques. Poteaux que les fellaghas coupaient la nuit. «En fait, cet agent était un fellaghah!», explique le postier. Conséquence : avec sa jeep bleue et le maquisard à son bord, il ne lui est jamais rien arrivé.

Le futur président tunisien Habib Bourguiba à cheval à Tunis le 1er juin 1955 ( AFP PHOTO - inconnu)

Le futur président tunisien Habib Bourguiba à cheval à Tunis le 1er juin 1955
( AFP PHOTO - inconnu)

René Cardoso a également côtoyé l’Histoire, avec un grand «H». Et possiblement changé son cours en contribuant probablement à sauver la vie de Bourguiba en juillet 1952 ! Il est alors receveur à Teboursouk, à 100 km à l’ouest de Tunis. Le dirigeant nationaliste «venait d’être libéré une fois de plus et faisait le tour de la Tunisie sur son cheval blanc», se souvient le postier. Il devait passer devant la gendarmerie.

Or, des gendarmes armés avaient dressé un barrage. «Etonné, j’ai décidé d’aller à la rencontre du cortège. Là, je m’adresse à Bourguiba en lui expliquant qu’on l’attend au barrage avec une mitrailleuse. Il hésite et décide finalement de changer d’itinéraire.» Les Français avaient-ils l’intention de tuer le futur président tunisien ? On ne le saura sans doute jamais. «Je ne pense pas qu’il y ait eu des instructions venues d’en haut. Il devait plutôt s’agir d’une initiative locale», explique aujourd’hui le retraité.

Par la suite, la situation va rapidement évoluer. Le 31 juillet 1954, dans un discours prononcé à Carthage, près de Tunis, le président du Conseil français, Pierre Mendès-France, annonce l’autonomie interne de la Tunisie. L’indépendance deviendra effective en mars 1956.

Bizerte, dernier point de friction
Les fonctionnaires français vont donc peu à peu partir. René Cardoso, lui, devenu inspecteur détaché auprès de l’administration tunisienne, est chargé de former les postiers du pays. En 1958, il est nommé à Bizerte, port du nord de la Tunisie encore occupé par une base navale française. A cette époque, la question de Bizerte est «le principal point de friction dans les relations entre les deux pays», explique l’historien Damien Cordier-Feron dans le site Cairn.

En février 1958, Habib Bourguiba, devenu président, décide le blocus du port. L’inspecteur Cardoso, lui, reçoit l’ordre, de la part de l’administration tunisienne, de couper les lignes téléphoniques de l’armée française. «J’ai alors téléphoné à l’amiral commandant la base pour lui en faire part. Il m’a dit : ‘‘Exécutez l’ordre ! Nous avons nos propres lignes’’». Pour René, l’affaire se termine bien. Mais ce n’est pas le cas pour 14 de ses collègues français, pratiquement les derniers en poste avec lui. Il faut dire qu’«ils détournaient les communications de la présidence tunisienne. Ils ont été internés pendant une assez longue période», raconte René.

La situation devient donc compliquée pour le fonctionnaire français. De plus, pointe chez lui un certain désenchantement vis-à-vis de la Tunisie indépendante : il n’a ainsi pas apprécié que Habib Bourguiba ait répudié sa femme française pour se remarier avec une Tunisienne, Wassila. «Je n’avais plus envie de rester. Ma famille était partie, mes amis aussi. Je n’avais plus de maison. Et puis, avec l’arabisation à outrance qui touchait l’administration tunisienne, on me faisait signer des papiers en arabe que je comprenais pas.»

En octobre 1958, il quitte un pays dans lequel ses ancêtres étaient arrivés trois siècles plus tôt. Pour autant, aujourd’hui, il n’a pas beaucoup de regrets. «Evidemment, j’ai regretté le pays. La mer. Le paysage. Mais mon installation en France n’a pas été trop difficile. Et j’ai tout de suite repris beaucoup d’activités». En clair, René Cardoso a très vite tourné la page tunisienne.

La statue de Habib Bourguiba dans le centre de Tunis le 1er juin 2016. (MOHAMED HAMMI/SIPA/160602071)

La statue de Habib Bourguiba dans le centre de Tunis le 1er juin 2016.
(MOHAMED HAMMI/SIPA/160602071)

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé