«Tunisian Yankee», de Cécile Oumhani, conte l’histoire d’un jeune Tunisien, au début du XXe siècle qui, lassé d’être bloqué par le système colonial, part vivre aux Etats-Unis. Et devra combattre en Europe dans les rangs de l’armée américaine à partir de 1917. Un beau livre très bien écrit, qui plonge le lecteur dans un monde en plein désarroi. Lequel monde a des similitudes avec le nôtre. Rencontre avec son auteure.
Pourquoi ce livre maintenant? Avez-vous voulu rendre hommage aux dizaines de milliers de Tunisiens morts pendant la Première guerre mondiale?
Les commémorations de cette guerre m’ont renvoyé à des souvenirs de promenade dans le bois Belleau dans l’Aisne, où s’est déroulée une importante bataille avec le contingent américain en 1918. Ainsi qu’à des souvenirs de cimetière militaire.
J’ai voulu rendre hommage aux nombreux conscrits arabes, souvent d’origine syrienne et libanaise, de ce contingent. Ceux-ci ont parfois devancé l’appel, pensant que ce geste les aiderait peut-être à acquérir la nationalité américaine. Selon l’historien Philip Hitti, près de 14.000 Arabes américains ont servi dans l’armée des Etats-Unis au cours de la Première guerre mondiale, plus que les représentants de n’importe quelle autre communauté présente aux USA.
La communauté syro-libanaise était-elle importante?
Elle était regroupée à Manhattan, dans les environs de Washington Street à New York, dans ce que l’on appelait alors Little Syria. A la fin du XIXe, elle était très prospère, plus prospère que Little Italy. Son quartier a été rasé pour construire… les tours du World Trade Center. Cette communauté était composée de jeunes immigrants qui fuyaient la Syrie et le Liban pour échapper à la conscription et à des impôts très lourds dans l’Empire ottoman. Elle était également composée de commerçants qui arrivaient à s’intégrer assez rapidement dans la société américaine. Parmi eux, on trouvait des écrivains connus comme Khalil Gibran et Mikhail Naimy qui ont fondé la Pen League, première société littéraire arabo-américaine.
Quel a été le point de départ de votre livre?
Une liste de noms que j’ai lue au Musée de l’immigration à Ellis Island à New York, parmi celles de ces noms d’immigrés qui débarquaient aux Etats-Unis. Ellis Island était un lieu terrible où les familles pouvaient être séparées.
Et là, sur cette liste, j’ai vu le nom d’un Tunisien arrivé à New York en août 1912. Pour moi, ce nom et cette date ont été le point de départ du livre. Un peu avant, il y avait eu les émeutes du Djellaz en novembre 1911 à Tunis. A la suite de cet évènement, deux personnes seront guillotinées en octobre 1912. D’autres seront exilées dans le sud du pays. En clair, le nom du Tunisien que j’ai trouvé dans le musée d’Ellis Island a peut-être un lien avec cette affaire. En tous les cas, chronologiquement, cela correspond.
En février 1912, il y a eu le boycott des tramways par les habitants de Tunis. En 1906, une émeute avait déjà éclaté à Thala, dans le centre du pays, une région très pauvre, à cause notamment d’impôts très lourds. Tous ces évènements marquent le début du mouvement nationaliste, qui va aboutir à l’indépendance de la Tunisie en 1956. Il ne faut pas oublier que c’est de cette même région du centre (à Sidi Bouzid), qu’est partie la révolution du 14 janvier 2011. Révolution qui a amené les historiens tunisiens à faire un parallèle entre ce mouvement et des évènements marquants du passé, comme les émeutes du début du XXe. Ce qui m’a, moi aussi, incitée à faire des recherches pour le livre.
Quelle résonance «Tunisian Yankee» a-t-il avec le monde d’aujourd’hui?
Je n’aime pas dire que je veux dénoncer quelque chose. Mais je fais un lien entre les immigrants qui arrivaient à Ellis Island et ceux d’aujourd’hui. Je pense que tous les humains partagent la même soif de bonheur. D’origine écossaise et belge par ma mère, française par mon père, ayant des liens très forts avec la Tunisie de par mon mari, je comprends le désespoir de ces immigrants. On ne peut évidemment pas superposer les situations, et comparer notre époque avec ce qui s’est passé il y a un siècle. Mais même si le rêve américain est loin d’être parfait, l’Amérique s’est faite de ces gens venus de partout. Et aujourd’hui, ces migrants en train de se noyer pourraient se fondre dans les pays européens. Il y a là un écho, une résonance avec le passé.
Mon héros a une identité multiple. Alors qu’ici, aujourd’hui, dès que les choses vont mal, on remet en scène une identité cloisonnée. Or l’identité est un phénomène en évolution, qui se construit. Le débat actuel est un débat stérile, dangereux. Il est tragique de voir qu’on assiste à un repli identitaire. Et que l’on revient ainsi à des positions que l’on a connues à des heures sombres de l’Histoire.
«Tunisian Yankee», de Cécile Oumhani, éditions Elyzad
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